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8 avril 2009 3 08 /04 /avril /2009 18:26
Yves Heurté, médecin, marcheur, romancier et poète

Yves Heurté, décédé en février 2006, était un écrivain prolixe qui a écrit dans tous les domaines : poésie, théâtre, romans, nouvelles et l'on trouve ses œuvres chez de multiples éditeurs, Gallimard, le Seuil, Milan, Castermann, Rougerie, etc. Le personnage, lui aussi, - médecin de montagne, humaniste engagé, voyageur et grand marcheur- était trés attachant. Je reprends ici quelques-uns des articles que j'avais publiés le concernant. En espérant qu'ils inciteront à le lire. Il le mérite amplement 

  


 

Son premier livre fut un traité de self-défense, écrit à 18 ans, alors qu'il était objecteur de conscience (ce qui ne l'empêcha pas d'ailleurs d'obtenir la Croix de guerre après s'être engagé dans les brancardiers...) On l'aura compris, cet auteur-là n'avait rien de l'écrivain enfermé dans sa tour d'ivoire ! Il l'affirmait sans ambages : « Je suis fondamentalement un lyrique. Mais mon lyrisme est tourné vers les gens, non vers moi-même ». Un livre comme Voccero, long poème-cri d'une mère penchée sur la dépouille de son fils, démontre d'ailleurs avec force sa capacité à s'incarner en l'autre.

 Mais revenons à Cierp, ce village proche de Saint-Béat et de Luchon, qu'il avait élu avec sa femme Madeleine, il y plus de cinquante ans. « Par souci écologique », disait-il laconiquement. Brièveté d'un pudique, qui dissimulait mal une grande passion pour la montagne et, notamment, les Pyrénées. Pour aller chez lui, on suivait la Pique, le torrent qui dévale de pierre en pierre a travers le village : il passe au fond de sa propriété. Sur le portail d'une belle demeure du XVII' siècle, une plaque  « Yves Heurté, médecine générale ».

 Car cet auteur-là fut aussi médecin de campagne à Cierp et dans la trentaine de communes des environs. Pendant presque quarante ans ! Certaines de ses visites, il les a faites à ski. Avec l'obligation parfois de dormir chez les patients, quand la neige bloquait les routes. On comprend qu'il ait pu affirmer : « Mon métier tire vers le social et mes thèmes, je les ai pris dans le quotidien des gens. C'est une source profonde d'inspiration ». Cette expérience, il l'a relatée à travers les beaux portraits de son livre, Gens de montagne.

 La seconde de ses passion fut la marche. Ce Breton de pure souche, né en Champagne, grandi à Nantes, dans les Landes puis à Bordeaux, est allé attraper Dieu sait où le virus des sommets. Et il n'a pas cherché l'antidote. A tel point qu'il a passé son diplôme d'aspi­rant-guide de montagne - « un métier que j'aurais fait s'il n'y avait pas eu la médecine », avouait-il.

 Ce virus, il l'a repassé à ses voisins, ses amis, qu'il a entraînés sur les flancs des Pyrénées et des Alpes. Accompagné de Madeleine, il part au Tibet. Avec sac à dos et porteurs, il s'embarque pour des semaines dans des marches à la Lanzman. Pour le « dépaysement philosophique », mais aussi, disait-il, parce que « marcher c'est aller au devant des gens. Les Tibétains sont encore plus passionnants que le Ti­bet ».

 Et la littérature, dans tout ça ? On vient d'en traverser l'essentiel, la source d'inspiration, Le puits « heur­tésien».
Mais pour en percevoir la tonalité et peut-être l'enjeu, revenons à la marche : « La fatigue physique amène ce qui est nécessaire à la poésie. Fourbu, on retourne à l'essentiel, à une certaine innocence... » Voilà l'auteur !

 S'il a commencé par écrire des pièces après guerre, c est par un roman qu'il a vraiment débuté dans sa troisième passion (troisième, sans compter Made­leine, ses cinq enfants et celles que j'oublie comme la sculpture, la flûte et le jardinage).

« Le jour de mes 30 ans, j'ai réalisé que la médecine me dévorait et j'ai décidé de reprendre la plume ». Et ce sera La Nuque Raide, roman populiste sur les réfugiés espa­gnols irrédentistes du Val d'Aran, qui ne paraîtra qu'en 1975. Entre-temps, Galli­mard aura publié La Ruche en feu, et sa première pièce, La nuit, les clowns aura été montée à l'Odéon.

Depuis, les livres se sont succédé, romans, récits, livres pour la jeunesse, recueils de poésie, contes et une vingtaine de pièces de théâtre, le rythme s'accélérant avec la retraite ! Mais l'inspira­tion était restée la même, puisée à deux grandes sources : le réalisme d'un côté, le sym­bolisme poétique de l'autre. Et en sautant d'un genre à l'autre, comme sur les pierres d'un torrent de l'Hi­malaya : « Quand j'ai fini une pièce, il faut que je passe au roman puis à la poésie... »

A croire qu'il prenait la plume comme le stéthoscope ou les chaussures de marche !

Michel Baglin 


Quelques-uns de ses livres

 
Vous, gens de montagne
Auteur de nouvelles, de contes et de romans (chez Gallimard et au Seuil), poète (cinq recueils chez Rougerie), Yves Heurté a aussi beaucoup écrit pour le théâtre. Il nous a  livré à travers des récits brefs, historiettes et souvenirs, des bribes autobiographiques. Tel fut le cas avec son  Journal de nuit  (éditions Alain Sutton) où il racontait Bordeaux sous l'Occupation et son adolescence. Il a récidivé avec Vous, gens de montagne, qui fait se succéder anecdotes et portraits sous une plume vive et souvent malicieuse.
Les « gens » dont il s'agit, Heurté les connaissait bien : cet auteur-là fut aussi médecin de campagne - pardon : de montagne - à Cierp, village proche de Saint-Béat et du val d'Aran, et dans les communes des environs. Pendant presque quarante ans !. Mais si on reconnaît ici l'écriture et les thèmes de l'auteur de fictions, Yves Heurté en redonnant vie à ses souvenirs n'a pas sacrifié à l'égotisme : il n'avait pas entrepris ses mémoires, mais ressuscité les femmes et les hommes qu'il a croisés à travers des histoires tragiques ou cocasses. « Dépassant souvent tout ce que romancier j'aurais eu peine à imaginer », confait-il.

Ce sont eux, leurs regards, leurs approches de la vie et leurs paroles qui donnent sens à ces pages. Les gens simples qu'il a soignés, écoutés, qui l'ont ému souvent et dont il a parfois beaucoup appris, sont ancrés moins dans un terroir que dans un espace un peu à part, celui de la montagne. Un espace qu'Heurté chérissait tout particulièrement. Car une autre de ses passions fut la marc­he. Il a aussi couru la montagne au devant de malades qui étaient les témoins d'une époque aujourd'hui quasi révolue : celle des bergers solitaires dans leurs cabanes sur les estives, des réfugiés espagnols qui avaient beaucoup à dire après avoir beaucoup donné... Mais ce qui reste d'actualité est ce qui fait le fonds de tous ces portraits, de toutes ces passions d'homme, de toutes ces histoires : le désarrois des êtres devant la maladie, les misères, la mort, et le pathétique de tout ce qu'ils inventent pour tenir bon, et tenir debout jusqu'à la fin.

Yves Heurté, qui savait le suggérer sans appuyer, avec une vraie compassion dissimulée sous l'humour, a sans doute écrit là un de ses meilleurs livres.

 (Éditions De Borée. 270 pages. 18 euros)

 


Le Pas du loup

Après le volume, Vous, gens de montagne paru en 2004 un second, Le Pas du loup, posthume donc, fut publié par L'Ecir. On y retrouve, sous une plume vive et souvent malicieuse, les anecdotes et portraits qu'il a rapportés de près de 40 ans de pratique de la médecine de montagne.

 Du vieux qui meurt de rire aux chasseurs de palombes partis en goguette, des histoires de colporteurs et de contrebandiers à celle du vieillard et de son âne privés de leur source, des histoires d'amour aussi émouvantes que sa "Lettre de Lucia" (un aveugle traverse à pied les Pyrénées pour saluer avant sa mort la femme qu'il a aimée jadis) jusqu'au dernier texte où l'écrivain se met en scène avec humour, on navigue ici du tragique au burlesque, du réalisme des "choses vues" au merveilleux de la parabole, à la limite parfois du fantastique. Mais toujours avec beaucoup de tendresse pour des personnages à la fois ordinaires et singuliers. Et une passion non dissimulée pour les Pyrénées, qu'Heurté célèbre ici.

(294 pages. 18_€. Editions L'Ecir.

158 av. Léon-Blum. 63000 Clermont-Ferrand)

 

 
Mémoire du mal 
 Le dernier recueil d'Yves Heurté, Mémoire du mal, fut publié en édition bilingue français-allemand par Rüdiger Fisher (également traducteur) aux éditions En Forêt (Verlag In Wald. Doenning 6. D93485 Rimbach. Allemagne).

Ce mal dont parle Heurté, même s'il a parfois des tonalités métaphysiques, est d'abord social et politique et renvoie aux charniers laissés par notre siècle finissant : « Notre nuit se partage / avec le couteau rouge / et flamboyant des guerres.» Y passent les ombres des martyrs des camps, des indiens victimes du génocide, des foules de chômeurs et de laissés pour compte de l'Occident « au seuil de sa nouvelle nuit ».

Poèmes sombres, bien sûr, pour ne pas oublier et ne pas refuser de voir aujourd'hui encore les épurations, les déportations et leur train, ils militent contre l'oubli et l'engourdissement : « O chers bons citoyens / consommateurs de riens, / passionnés d'inutile, / prenez garde qu'un jour / vous ne fassiez vous-mêmes / une ombre dans leurs trains.»

Poèmes qui opposent aussi l'homme à ses abstractions souvent meurtrières, car « le chanteur est plus grand / que le pays qu'il chante, / les amoureux que leurs amours.» Le poète, lui, n'a pas la tâche facile: « poètes à bout d'ailes / poètes à bout de mots / à bout de millénaire / nous reste à déchiffrer / un monde qui s'en fiche!»

(96 pages.)

 

 Leçon de Ténèbresune course poursuite sur le toit du monde

 Yves Heurté connaissait bien le Tibet et c'est sur les hauts plateaux qu'il avait choisi d'entraîner son lecteur pour son troisième roman - et malgré un décor parfaitement planté dans sa « couleur locale », Il s'est éloigné du réalisme de ses précédents romans pour explorer l'âme du Tibet, ce pays où, dit-on, « une vérité qui change de plateau devient une histoire et, quand elle passe au désert, une légende. »

 Son livre en a d'ailleurs l'allure, avec ce que la légende suppose de métaphysique et ce qu'une fable implique quant à sa construction : une histoire tout entière tendue vers sa conclusion (qui, ici, surprendra).

 Tarki, le paysan, découvre sa fillette noyée dans un trou d'eau. On soupçonne vite Aïla, le moine borgne parti du village le matin même, de l'avoir tuée. Ivre de vengeance, Tarki se lance sur ses traces, une poignée de cheveux de sa fille dans sa besace. Commence alors une fabuleuse traque à travers le Tibet, les vallées, les villages et les déserts. Elle durera trente ans ! Le temps pour la haine de devenir mystique et pour la course-poursuite de se métamorphoser en quête.

Pour les deux hommes, qui passent par les mêmes épreuves, comme par les mêmes chemins, cette marche forcenée de trente années délivre sa  « leçon » : le sens de leur vie s'est tout entier ramassé dans cette errance illuminée sur le toit du monde. Et quand Tarki rejoint finalement le moine, quand Aïla se laisse tuer, le vertige du vide saisit le chasseur, la fable se conclut par un retournement qui jette à nouveau Tarki sur les chemins de l'errance, dans la fuite.

 Magistralement conduite par un auteur qui a le sens du tragique (les poèmes de Voccero comme son théâtre en témoignent), cette histoire sait aussi ménager de constants glissement entre le réalisme et la parabole - un aspect de l'art d'Yves Heurté, déjà sensible dans ses recueils de contes, mais qui trouve ici son accomplissement.

 

 Le Phare de la Vieille

Yves Heurté a écrit également pour les jeunes. Après Le Passage du gitan (Gallimard), il a publié au Seuil-Jeunesse un roman d'aventures, Le Phare de la Vieille. Et après le Tibet des Chevaux de vent (Milan), l'écrivain-voyageur de Saint-Béat a emporté ses lecteurs sur les îles désolées de la Baltique, à la suite d'un journaliste en mal d'écriture, fasciné par les récits d'un vieux marin.

Son personnage est typé comme ceux d'un roman de Stevenson. De même sa femme, Fausta, au projet en effet diabolique de s'assurer, par une abondante correspondance avec les vieilles de la planète, un pouvoir sur le monde - et cela depuis le phare-refuge d'une île ravagée par la tempête. Goetz, le marin ivrogne et à demi fou, secrètement amoureux de Pili, la jeune écologiste, prétend contrecarrer les plans de sa terrible épouse, mais entraînera le journaliste dans sa propre démence au terme d'une histoire aux allures de fable. La mort, l'amour, l'âge, une violence sourde rôdent autour du phare de la Vieille, dans un roman auquel ne manquent aucun des ingrédients qui font voyager sous la lampe, dans le souffle des embruns et des légendes.

(Yves Heurté "Le Phare de la Vieille" Seuil-jeunesse 144p. 59F)

 

Au Bois sauvage
Autre roman pour la jeunesse : Au bois sauvage. Titou, le héros espiègle de ce recueil d'aventures quotidiennes et malicieuses, n'a pas plus froid aux yeux qu'il n'a la langue dans sa poche : il observe le monde et sait y placer son mot quand il faut. Il a surtout soif d'apprendre... la vie, et ne se prive pas de jouir de sa liberté dans une école (plutôt buissonnière) où les heures de classe dépendent du laitier, de la pluie, du vent ou de la sortie des premiers cèpes. De maraudes en apprentissage de la pêche, d'amitiés en petits deuils, de sous-bois complices en bords de rivière lumineux, c'est toute une enfance campagnarde qui s'offre aux jeunes lecteurs citadins. Une enfance révolue aussi car, on l'aura compris, la nostalgie irrigue secrètement toutes ces scènes du bonheur de vivre.  

(Editions Sédrap. 192 pages.)


Un entretien avec Yves Heurté
Le poète, "un sauveur sans illusion"
Je ne tutoyais pas encore celui qui allait devenir un ami quand j'ai réalisé cet entretien avec Yves Heurté en 1985, pour le publier dans le numéro 23 de Texture (hiver-printemps 1986) que je lui ai consacré.

    

Roman, théâtre, poésie, nouvelle : vous avez touché à tout. Par quoi avez-vous commencé ?

Mon « art » a commencé en sifflant les merles dans les Landes. Puis j'ai soufflé dans une flûte traversière jusqu'au prix du conservatoire. J'ai dirigé des chorales et enfin joué en orchestre. Le tout sans écrire. C'est alors qu'une bande de copains m'a désigné comme écrivain patenté de la troupe. Adieu la musique, bonjour le suite... Mais en fait, du plus loin que je me souvienne, mon contact avec le monde fut poétique: un désir d'harmonie par le jeu. J'ai peu usé de la forme dite « poétique » ; j'avais trop besoin de « l'autre ». Le genre que je choisissais devait donc être public : romans et surtout théâtre. Je n'avais de ce fait presque aucun rapport avec les poètes à poèmes, et aucun avec le milieu dit « littéraire », ce qui ne simplifiait pas ma tâche. Je cherchais surtout les gens étranges ou étrangers, quitte à leur refaire par l'imaginaire un visage rêvé.

Pour échapper à ce monde occidental d'un urbanisme forcené fondé sur la violence, je choisissais la marche un peu partout. Ici et en Asie. Indes, Tibet, Nepal, Afghanistan, Pakistan, etc. Cette activité me semblait beaucoup plus poétique que l'écriture. En vérité, elle y menait. La défonce physique aide à se refaire une innocence, qui me semble le fondement même de la poésie.

 

Dans quelle écriture vous sentez-vous le plus à l'aise ?

Dans toutes et dans aucune. L'écriture est un petit moment de crise entre ce qui se met à remuer en moi et ce que je rêve de faire remuer chez l'autre.

 

Votre poème dramatique, Voccero, me semble bien illustrer votre démarche. lyrique, mais sans retour sur soi. Un lyrisme de l'autre, en quelque sorte. Pour vous, le moi serait-il haïssable ?

Si je ne me commémore pas, ce n'est pas par humilité, mais parce que j'aurais l'impression de. perdre mon temps. Par contre, commémorer le monde est une façon de l'amener à soi en même temps qu'on va à lui. Mais « haïssable », le moi ? Non, désolé, je m'aime bien.

Je voudrais aussi dire que l'attirail du corps est glorieux. Le crever sous un soleil de plomb, le plonger dans l'inquiétude des grands espaces ou dans un silence trop absolu, le sort des normes. Sans rancune, il me rend un surplus de vie. Ma poésie est donc plus sensuelle qu'intellectuelle, plus tournée vers le monde que lovée sur elle-même. S'arrêtant souvent pour se faire un clin d'œil. Là où rien n'est vraiment sérieux, tout peut se montrer tragique.

 

Vous attachez beaucoup d'importance à l'oral. Quelle est pour vous la finalité de la poésie: être lue ou être dite ?

Oui, ce que j'écris est fait pour être dit, et pas seulement mon théâtre. Je me revendique ainsi « homme du Sud » : partisan du dit chaud contre l'idée froide. Le Dit, signe d'échange. L'idée, signe de domination. L'image donne à choisir. L'idée tend, en notre temps, à s'affirmer comme idéologie, donc mise en forme du pouvoir.

 

Vous êtes donc partisan de l'image contre l'idée ?

D'une manière générale, je dirai que l'art manque de plus en plus d'innocence. Comme la flèche d'un arc trop tendu, trop d'intelligence fait manquer la cible de la beauté. Elle part dans la dérision. La poésie ne meurt pas, elle se perd.

 

Que pensez-vous de l'image aujourd'hui ?

Mode de communication privilégiée, elle se généralise, nous poursuit dans la rue et nous attend à la maison. Des jeunes, toujours plus nombreux, finissent par ne plus avoir recours au mot que pour la commenter. Et leur discours est d'une grande pauvreté. Que peut représenter la vieille métaphore poétique devant le déversement d'images des médias? Serait-elle insignifiante? Non, en réalité, c'est elle qui est signifiante. L'image médiatique nous montre la chose. L'image poétique est celle de l'être. La première, éphémère par nature, demande une consommation de plus en plus effrénée très proche de la toxicomanie. Elle ne comble le vide absurde qu'en l'exacerbant. La poésie et son imagerie mentale ne comblent pas un vide mais un besoin profond. Elle ne concerne pas des rapports de masses mais la communication avec soi-même sans cesse brisée par notre rythme de vie. Sa nécessité vitale se fera sentir de plus en plus.

 

Le personnage de la mère est très présent dans votre œuvre. Pourquoi ?

La poésie par nature est féminine, et le poète également. J'appelle nature féminine l'opposé de la nature technocratique, logique, agressive et intolérante, bref : notre monde sérieux et viril. La nature féminine, loin d'être illusion et rêverie, est lucidité. Il s'agit d'accepter et de louer l'homme tel qu'il est : contradictions insolubles suivies de questions insolubles. Soyons réalistes ! Supprimer le rêve de nos nuits conduit à un manque si important qu'il mène à des troubles mentaux sévères. Or nos songes ne s'embarrassent pas de concepts ni de dialectique, ils vont au plus important dans l'homme : la mythologie dans laquelle il se représente. L'art et notamment la poésie me semblent constituer un regard lucide sur nous-mêmes. Le rationalisme contemporain, par contre, se forge une image délirante de l'homme avec au bout - logiquement et non par on ne sait quelle malchance - des Staline, Hitler, Long Nol et autres terroristes ratiocinant...

 

Vous revenez, assez rapidement, aux problèmes de société... Est-ce cela, la modernité ?

On peut vouloir être moderne en jouant sur la permanence ou en optant pour l'éphémère. Certains ne jurent que par la griserie de l'éphémère. Pour eux, toute permanence semble d'un ridicule suranné. D'autres n'entendent se situer que dans « l'éternel de l'homme ». Dans cette attitude, seule est « éternelle » la peur du monde. En vérité, les hommes font ce qu'ils peuvent de leur nature avec leur temps. Les permanences dans l'éphémère, angoissantes et incertaines, sont les strapontins de la poésie de tous les temps.

 

Entre la permanence et l'éphémère, y a-t-il une place pour l'engagement ?

Une poésie peut être politique sans s'engager. Elle retrouve là sa dignité : être méprisée par toutes les idéologies. Les poètes ne changeront pas le monde. Les politiques ne changeront pas l'homme. Match nul. Il n'y aura pas de revanche...

D'ailleurs, la poésie est communication et non médiatisation des échanges. Elle n'aide pas deux êtres emmurés à s'observer de mur à mur. Elle est échange de «tuyaux » entre bricoleurs de l'âme.

 

Que pensez-vous de l'émotion et du lyrisme en poésie ?

La « sincérité du poète » ? Le torrent sentimental? Ce spontanéisme de concierge? Nous ne sommes pas plus sincères que le peintre ou le musicien. Comme l'acteur en scène, nous sommes des interprètes. Des rêveurs publics. A mon avis ce qu'on appelle le « sentiment » n'a d'ailleurs pas grand chose à voir avec le lyrisme, pas plus qu'avec l'élévation spirituelle religieuse. Le poète lyrique n'est pas l'homme par le petit bout. Sa sensibilité est sensuelle et son moteur tragique.

 

Vous êtes médecin de campagne. Votre profession a-t-elle influencé votre œuvre ?

Mon métier de médecin, dieu merci, en me forçant à me coltiner avec un réel incontournable, a avivé sans cesse ce conflit entre le monde et son image qui impose l'art comme solution aléatoire mais unique. Il me fournit en fait un ticket de premier balcon sur le monde... à condition, pour écrire, de laisser mon stéthoscope au vestiaire...

 

Une autre présence remarquable, dans votre œuvre, est celle de la montagne et, plus généralement, de la nature. Est-ce là le reflet d'attaches paysannes ?

Mais non ! Je ne suis pas campagnard ! Mon village vit d'une grosse usine d'électrométallurgie. J'écris devant la lueur des fours qui se reflètent sur le dos de vaches archaïques. Ma seule œuvre populiste est l'histoire d'un exilé espagnol, un marginal qui ne supporte pas la vie paysanne. Mais j'admets être aussi à l'aise dans une métropole qu'un violoniste dans un concasseur.

Je dois d'ailleurs dire que mon absence de la vie intellectuelle parisienne ne me hisse guère en littérature. Il est arrivé à un de mes textes d'atteindre des centaines de milliers de Français, Allemands, Bulgares, etc. sans récolter un seul mot dans la presse de notre capitale. Qu'y faire? Changer de vie ?

 

Justement, votre vie est bien remplie. Vous aimez les voyages, la montagne, l'écriture, votre métier. Qu'est-ce qui définit ou comble le mieux l'homme Heurté ?

Je me pardonne mon introversion foncière (si, si !) grâce à des petites aventures qui remettent tout en question. Galoper au Tibet, c'est courir le risque d'y crever. Soigner des gens, c'est courir le risque de risquer la peau de mes copains bipèdes. Écrire est risquer son âme.

Choix essentiels où je me sens bien. Tout choix déjà fait m'emmerde. Et si l'on me met devant le choix des risques? Je lâche ma feuille blanche pour la couverture pierreuse d'un glacier himalayen ou d'un volcan islandais. Que la poésie me courre après si ça lui chante... Mais il lui arrive de me rattraper...

 

Que lit Yves Heurté ?

On peut avoir le besoin d'écrire sans avoir celui de lire. Exiger d'être aimé sans aimer. Ma bible quasi quotidienne, c'est tout de même Saint John Perse. Par ailleurs, le n'ai malheureusement pas le temps de me cultiver. Mais je fais une exception pour la presse : l'image d'un monde mouvant me passionne.

 

Qu'est-ce qu'un poète en 1985 et à quoi sert-il ?

Un sauveur sans illusion. Et cependant, jamais société n'a eu autant besoin de ses poètes, cette société qui fonde ses pouvoirs sur la conviction lancinante et omniprésente de l'image médiatique, drogue destinée à faire passer un développement technologique et des idéologies irresponsables. Les questions essentielles de notre nature et de notre destinée ne pouvant plus être posées sont enfouies par la psychanalyse, la sociologie, etc. Il appartient aux artistes et en particulier aux poètes, dont les mots ont charge mythique naturelle, de les refaire surgir inlassablement.

Nietzsche, dont on ne peut suspecter le modernisme, disait : « L'art, nous n'avons plus que l'art pour nous aider à supporter la vérité ». Le conflit s'annonce inévitable entre les gens de Verbe et ceux qui voudraient nous enchiffrer pour nous rendre semblables, fonctionnels et soumis. Le nombre croissant des poètes emprisonnés, torturés ou « disparus » sous tous les régimes témoigne de la nécessité de notre survie. Un monde sans poètes serait désespérément voué à l'ordinateur et aux sociétés implacables qui s'installent un peu partout.

Cela ne m'empêche pas de travailler sur une machine à mémoire qui permet le traitement de texte - même poétique l Ma poésie ne s'en porte pas plus mal, bien au contraire, mais elle domine ses moyens.

Propos recueillis par Michel Baglin

 


Image émouvante de deux amis disparus: Jean-Pierre Metge discute avec Yves Heurté. (Photo MB)




 Bibliographie 

Yves Heurté a une œuvre très abondante, d'une bonne cinquantaine de volumes. Parmi ceux-ci, on retiendra :  

 

En poésie

Voccero, poème dramatique. Rougerie. 1975

Le Carnet tibétain,  Rougerie. 1984

Passion,  Sud. 1986

Bois de mer,  Cheyne. 1986. (poèmes mis en musique et chantés par Martine Caplanne. CD, MSI  Pour écouter deux chansons, cliquer ici
La Noce solitaire,  Rougerie. 1987

Les Mers intérieures,  Rougerie. 1992

Point d'orgue,  Rougerie. 1994

Mémoire du Mal, Ed. En Forêt, 1998

 

Romans

La Ruche en feu, Gallimard, 1970

La Nuque raide, Entente, 1975

Leçon de ténèbres, Arcantère, 1988

Le Passage du Gitan, Gallimard, 1991

Les Chevaux de vent, Milan, 1995

Le Phare de la Vieille, Seuil, 1995

L'Horloger de l'aube, Syros, 1997

L'Atelier de la folie, Seuil, 1998


Récits et livres de souvenirs

Vous, gens de montagne, De Borée, 2004

Le Pas du Loup, L'ecir, 2006

Journal de nuit, journal de guerre d'un adolescent, éditions Alan Sutton, 2003

 

Yves Heurté a écrit plusieurs romans pour la jeunesse, ainsi que des contes et nouvelles, notamment chez Magnard.
Il a également écrit une dizaine de pièces publiées aux éditions Rougerie, ainsi que des textes pour la radio.

 


Une lettre-préface de René Rougerie

 

Pour le numéro 23 de Texture, j'avais demandé une lettre-préface à René Rougerie, qui est l'un des principaux - et des premiers - éditeurs d'Yves Heurté. La voici.

 

Cher Michel Baglin,

 Vous m'avez demandé un texte de présentation sur Yves Heurté. J'ai quelques scrupules à l'écrire, m'étant imposé une règle de réserve.

J'ai dit à plusieurs reprises, et notamment en tête du numéro un de «Poésie présente», quelle poésie j'aimais. Mon catalogue indique lui aussi clairement mes goûts, même si certains noms que j'aurais aimé y inscrire n'y figurent pas. Aussi ai-je l'habitude de dire tout simplement: j'aime - sans donner une explication - je n'aime pas - alors là, oui, j'en donne les raisons.

Yves heurté? J'ignorais tout de lui lorsque Edmond Humeau me remit  Voccero. C'était en 19 75. Déjà à cette époque j'avais regroupé une cinquantaine de poètes que~ je souhaitais éditer régulièrement et je ne pouvais que très difficilement envisager d'agrandir « l'équipe » (une équipe, pas une chapelle), l'éditeur (de poésie) devant rester un artisan. Toutefois, une porte restait - elle reste encore - entrouverte.

J'ai donc hésité à publier Voccero - le publier impliquant l'obligation morale de publier d'autres poèmes de la même veine... et du même auteur. Pourquoi finalement ai-je ouvert les pages de Poésie présente à Voccero... et à la suite ? Sans doute parce que cette poésie avait la densité, le poids des mots qui me sont chers. Mais aussi il y passait un souffle, une chaleur, et cette alliance est trop rare pour ne pas offrir une chance à son créateur.

Je sens trop souvent que la concision de la poésie que j'aime pourrait aboutir à une certaine froideur, à la page blanche même. Chez Heurté, rien de cela. Il y a une vie qui sait se faire entendre. Oui, une poésie qui vous parle au travers de la lecture; une longue suite de cris, de chant, d'amour.

Si la poésie doit nous permettre de découvrir, d'approcher les « réalités secrètes », pourquoi ne ferait-elle pas éclater cette réalité en une générosité du cœur: soigner, mais aussi donner la vie, au travers de diverses activités qui finalement n'en forment qu'une et façonnent à leur tour l'homme Heurté ?

L'homme Heurté, c'est aussi le médecin de campagne avec sa vie solide au pied de la montagne. J'ai eu la chance de le suivre à la tombée de la nuit dans des villages où se cachait la souffrance et c'est dans ce combat, entre la maladie et la mort, que nait pour lui une autre vie pour d'autres personnages.

Yves Heurté est romancier et homme de théâtre et poète. Le souffle du théâtre imprègne toute sa vie, parcourt sa poésie ; mais celle-ci ne tombe pas dans le piège de la représentation. Elle est authentique, sans concession. Je ne ferai pas de citation, cette poésie se coupe mal en tranches. Chaque recueil est un seul et même poème en plusieurs actes. Je souhaite que ce poème chante longtemps encore au travers des pages de votre revue et de nouveaux livres.

Je tiens à vous remercier d'avoir présenté dès poètes tels que Yves Heurté et auparavant Pierre Gabriel. Pour moi le Midi, c'est aussi Paul Pugnaud, Henry Cheyron, Jean Digot... il y en, a d'autres. Ils ont, avec leurs personnalités propres, quelque chose en commun, une richesse généreuse qu'ils offrent au travers de leur œuvre au lecteur. A celui-ci de ne pas l'ignorer. Des poètes à découvrir.- c'est le rôle que de petits éditeurs (et de jeunes revues) devraient avoir à cœur de jouer. Hélas, beaucoup essaient d'accrocher leur marque commerciale (hélas encore) à 1a renommée de poètes en vogue - ô combien précaire.

Merci à vous.

René Rougerie.


Lire aussi l'article de Georges Cathalo:

Écriture et médecine douces




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8 avril 2009 3 08 /04 /avril /2009 00:32

Georges Cathalo, poète
du quotidien

 


Georges Cathalo et
son épouse Marie-Claude
dans la campagne
autour de "la Citadelle."


 

Après « Des mots pleins les poches » (éd Milan) plus particulièrement adressés aux enfants - et si l'on excepte ses « Brèves d'ovalie » (Chiflet & Cie éd. 2007) qui ont connu un franc succès dans le registre de l'humour -, l'une des dernières publications de Georges Cathalo est d'une tonalité bien plus grave et mélancolique, celle de nombre de ses poèmes - celle de « On aura » par exemple, publié il y a quelques années à La Bartavelle éd.
 Son titre - « L'Echappée » - fait référence à tout ce qui nous détourne de l'essentiel, à cette tentation perpétuelle de la distraction pascalienne pour se dérober à la perspective insoutenable de notre condition.
Mais il n'y pas d'échappée en fait chez cet auteur qui a toujours ancré sa poésie dans le quotidien (il nomme d'ailleurs ses poésies des « quotidiennes »). Et l'on évoque ici encore à travers un jardin, une visite, le souvenir de Jean Malrieu, des maisons et des paysages, un rapport au monde à la fois douloureux et ébloui. D'autant plus douloureux, d'autant plus ébloui que l'âge peu à peu rend la contemplation plus lourde, les amis et parents plus clairsemés, la beauté du monde plus précieuse.


Autre recueil, également  chez Michel Cosem, à l'enseigne d'Encres vives, une plaquette intitulée « A l'envers des nuages » (« Il y a toujours mille soleils à l'envers des nuages », dit un proverbe indien, cité en exergue).
Qu'ils soient constitués de vers brefs, de lignes de prose ou de versets, tous les poèmes qui composent cet ensemble, comportent le mot « nuages ». Au pluriel de préférence, car l'approche est multiple de cet ange des métamorphoses. Mais la fascination est une, qui s'éprend des formes diverses, « passions et dissipation », « barques dans un océan vide », voile sur des prairies de montagne...
Qu'ils se déclinent en divers paysages pyrénéens ou s'associent aux thématiques du désir, de l'enfance, du silence, les nuages sont d'abord et surtout la figure du temps. Sa fuite court partout, en filigrane, dans chacun de ces poèmes et constitue leur fil rouge. Aussi l'apostrophe aux nuages, au centre du recueil, s'articule-t-elle sur un leitmotiv : « vous passez ».

Georges Cathalo, qui a publié plus d'une vingtaine de plaquettes depuis « Salves », prix Voronca 1979, est un critique littéraire, prolixe, qui donne de nombreux articles et des chroniques à diverses revues. Il est aussi l'auteur de recueils et de compilations de formes brèves, qu'il affectionne particulièrement. Ainsi nous a-t-il réjouis de ses « Brèves d'ovalie ». Avec « A l'envers des nuages » il renoue avec sa veine la plus féconde, la poésie. Une occasion de revisiter ici l'œuvre d'un ami - et d'un fidèle complice au temps de la revue Texture - à travers quelques notes que je lui avais consacrées.

 

 Ce qui reste. Préface à « Lignes de Charge » (Texture, 1989)

Qu'il y ait du tragique à être au monde, chacun en convient et les œuvres le répètent. Georges Cathalo n'échappe pas à la règle, lui qui a fait de la figure de la menace une des plus constante de sa poésie.

Sans précautions, il va immédiatement au plus redouté. Son style est la ligne droite : le chemin le plus court, dès lors qu'il évite les trajectoires balisées du poncif, pour atteindre le cœur mortel. Ses salves assènent les vérités premières: «ce que nous sommes / la nuit l'effacera».
Ses vers sont aussi directs que brefs pour énoncer la certitude inacceptable, la regarder en face et, d'emblée, placer sa poésie devant ce que l'on appelle aujourd'hui «l'incontournable». Et de citer Jean Malrieu en exergue : «sur les bords du gouffre qui attire, il n'est qu'une seule liberté : assumer la mort.»

Sa manière, qui rappelle celle des stoïciens ou celle des philosophes de l'absurde, pose la mort comme préalable - à toute «vision du monde», à toute construction logique ou sensible, à toute parole. Il faut vivre et écrire sous la lumière noire de la mort pour accéder à une part d'authenticité comme au langage poétique.

La mort chez Georges Cathalo est le plus souvent «mort lente», non celle, brutale, qui advient, mais celle, insidieuse, qui nous enferme dans sa promesse, nous gagne tel le désert sur la terre arable. «Dans chaque seconde / rien n'existe sans la mort», la compagne journalière est présente dans nos gestes et nos mots. «Lovée entre hier et demain» ou «muette derrière la porte», elle est moins perçue comme événement - ce «millionième de seconde / si différent de tout le reste» - que comme vérité quotidienne qui inscrit en chaque être vivant une pesanteur secrète.

Ce qui se dit, ce qui se tait
Ce qui se dit (et plus encore peut-être ce qui s'écrit) procède nécessairement de la conscience que l'on a des «lignes de rupture» qui, partout, dessinent en filigrane la fragilité et la menace. L'angoisse existentielle impose même parfois son urgence à la parole; il faut alors «dire la mort maintenant / tout de suite / là sous la peau».

Mais si l'écriture est exorcisme, elle est surtout constat. C'est parce que la mort est partout lisible qu'il est impossible de ne pas la dire. Le moindre événement laisse les traces d'un saccage, tel le passage des pigeons et des rongeurs dans la fine couche d'orge du grenier : «ainsi tout ce qui se lit / se relie aux outrages / du présent et de ses rats». Ce qui se dit n'est pas si loin de ce qui se tait, l'un et l'autre se rejoignant au fond de cette «pincée de nuit» que la poésie a choisi de prendre en charge.

Cathalo, pourtant, ne s'en tient pas là, ne serait-ce que parce qu'«il n'est pas d'autre terre / ailleurs où se terrer». La confrontation avec la mort n'est que le passage obligé d'une parole qui s'accomplit. Et parce qu'elle se joue des consolations et des mythes - «elle n'a que faire / des formules magiques / du sperme et du lait» - la mort impose aussi la nécessité d'un art de saisir les richesses du monde. 
Ici et maintenant, des motivations à vivre et à lutter
Comme il advient souvent chez les poètes contemporains, la poésie de Cathalo puise sa force et son énergie dans une vision non pas désabusée, mais désespérée : le renoncement aux mirages d'un au-delà conduit à trouver ici et maintenant, dans la chronique même des jours, des motivations à vivre et à lutter. L'homme se cabre sur son exigence : «comment taillera-t-il sa route / parmi les choses banales / et leurs sables mouvants?»

Les poèmes de Cathalo ne proposent pas des raisons d'espérer et ne sont pas en quête d'un sens. Mais ils disent la générosité de la terre «de la danse et du fruit» et interrogent ce qu'il y a de plus intime dans notre présence au monde : le tremblement qui saisit tout vivant devant les enchantements et le mystère de sa vie. Il a choisi du même coup pour sa poésie l'exploration du «secret», celui de la lumière, «refuge de l'indicible», et de tous instants précaires et quotidiens qui constituent «le domaine des silencieux». 
C'est sous l'éclairage de la mort - «la clé qui n'ouvre aucune porte» - que le secret prend son sens et sa valeur. Ainsi en va-t-il de cette beauté saisie au vol, comme de toute émotion : «la pointe d'un sein effleurant le sable» devient cet instantané qui confine à l'éternité par sa fragilité même. En somme, c'est parce que l'au-delà est improbable, l'issue certaine et parce que «les échéances ont grignoté la vie éternelle» que toute poésie est à chercher dans l'instant, chemin faisant, et dans chacune des péripéties qui réactivent notre étonnement de vivre. Cathalo cite volontiers Gaston Puel : «Mon cœur bat dans un homme étonné de se savoir en vie. Cela ressemble à un secret

La brutalité de la modernité et de ses machines («Nul ne marche plus / sur les traces du blé / depuis que la récolte voisine / avec des ogres d'acier») a repoussé encore un peu plus loin les marges du secret. Mais pour l'approcher, peut-être suffit-il de demeurer inquiet et attentif au moindre tremblement du jour : «entre la lampe et la prairie / les mêmes portes par où se glisse / une seconde d'éternité». 

Le miracle de se trouver vivant
Face au secret, la parole demeure tâtonnante et, d'une certaine manière, condamnée au silence : «parler ne résoudra rien». Mais si «l'obscur guette la parole», subsistent ces bribes à arracher au quotidien et à tout ce qui nous tient en éveil car «le miracle demeure : / se trouver vivant».

On ne s'étonnera donc pas de constater que ce recueil ouvert sur Lignes de rupture s'achève sur les évocations des Quotidiennes. Déjà, dans Ce qui reste, Cathalo s'attachait au «dérisoire nonheur / de ce qui se tient caché» pour conclure : «à nous sous la menace / d'en dresser l'inventaire / à chaque seconde». L'inventaire, bien sûr, n'est pas exhaustif et le quotidien qu'explore Cathalo n'est pas magnifié, même lorsqu'il laisse place à ces «menus riens» qui éclairent par en-dedans. Les jours succèdent aux jours sur cette «terre d'exil / qui nous féconde» pour, quelquefois, «moins que rien». Mais là est notre domaine et celui d'une poésie au «lyrisme ordinaire».

La poésie s'acharne
«Et si vivre n'était que trouver des parades à la vase du quotidien?» demandait un poème de Cathalo il y a quelques années. Pour y répondre, il lui fallait probablement devenir ce guetteur qui débusque dans les objets, les gestes et les événements mineurs des jours les traces qui font signe et que l'on reconnaît pour les avoir déjà rencontrées dans ses paysages intérieurs.
La sérénité n'est pas gagnée pour autant : au quotidien aussi, ce que dévoile le poème ressemble à une dépossession. Mais la poésie s'acharne. Et celle de Cathalo est imparable, parce qu'elle s'attache aux «traces», parce qu'elle est ce qui reste.
                                          M.B. 1989

 


La fine équipe de Texture à Rodez en 1989: Casimir Prat, Georges Cathalo, Michel Baglin



 « Ce qui se dit »

Ce qui se dit, ce qui se tait viennent à se ressembler dans le même tremblement, «à mi-chemin du rêve et du réel», lorsqu'on les confronte à la précarité des gestes et à la fragilité de la parole. Extrêmement ramassée, la poésie de Cathalo mesure chaque instant et chaque mot à l'aune de l'oubli qui les guette, du néant où ils se diluent. Aussi «l'image obstinée» est-elle toujours minée de l'intérieur par le temps et le doute, ce dernier exigeant le conditionnel pour chaque poème. «La poussière du monde s'engouffre dans la lumière» pour ne connaître qu'une existence tremblante et éphémère, comme les éclats et les rumeurs d'un jour d'été: «à nous sous la menace / d'en dresser l'inventaire / à chaque seconde». Mais en sachant que ce qu'on pourrait dire «ne serait qu'une parole», soit : «une pincée de nuit». (Texture, 1983)             
 

«Malgré tout »

Supplément à la revue Décharge (3, rue d'Auxerre. 89560 Courson-les-carrières), une plaquette de poèmes brefs où l'on reconnaît le ton Cathalo: une lucidité sans concession sur les désastres ordinaires de la modernité, mais aussi la volonté de savourer et de sauver ce qui peut l'être, «un coin de terre / où l'herbe pousse encore». Autrement dit, «encore / et toujours veiller», prendre «le pouls des jours», se dresser contre «les complots du silence» car «si on parle c'est que cela vit encore / quelque part / sous la langue et la peau».

  

« On aura »

Le futur antérieur donne une tonalité de tragique voilé aux poèmes de Cathalo qui, chacun, commence par la formule «On aura».

«On aura tout vu, on aura tout dit, on aura cru se sauver, se survivre.» Ce futur ambigu qui joue les passés est une subtile mise en perspective des jours, perçus avec le recul du dérisoire. «On aura» ouvre le domaine de la mémoire et des rétrospectives inéluctables; mais, surtout, dessine en filigrane du présent ce point de fuite lointain, extérieur, vers quoi tout converge, d'où tout semble prendre sens, perdre sens.
Malraux disait que la mort transforme la vie en destin. Le futur antérieur de Cathalo est, lui, ce mode de perception qui dévoile le tragique du quotidien. (La Bartavelle, 1987).

 

« Quotidiennes du proche et du lointain »

«Partir sans s'éloigner»: de cette double tentation le quotidien nourrit nos amours, nos frustrations et sa fondamentale ambiguité, dans cette «troublante certitude / d'avoir à choisir seulement / entre la fuite et le combat».
A travers ces poèmes de quelques vers qu'affectionne Cathalo et qu'il appelle des «quotidiennes», comme autant de notes, on reconnaît un peu de nostalgie («au fond d'une gare abandonnée / moisit le bois d'un butoir») mais surtout l'œil critique porté sur un monde où l'homme lui-même se perd: «Mille siècles ne te suffiraient pas / pour parcourir vraiment / oui vraiment / les sentiers de ton enfance / toi qui désormais / glisse bêtement / de rocade en autoroute.»
Une suite de quarante poèmes sur un «vivre ici», dans la difficulté de bâtir «une principauté à sa mesure», «un havre artisanal / qui jamais ne s'achèvera»  face à un univers qui vous écrase, sachant «qu'un coup d'épaule suffit / à refermer les battants des sas / entre vide et néant». (éditions Clapas.Aguessac.)
                                                                                        Michel Baglin

 Georges Cathalo, ses dates et ses publications

 

     Né le 22 décembre 1947 à Albi, Georges Cathalo a passé toute son enfance dans la campagne tarnaise. Après des études à Gaillac et à Toulouse, il devient instituteur en 1968 et fait le choix d'enseigner dans des villages de campagne. Il vit depuis lors à Saint-Vincent, en Lauragais, non loin de Toulouse. Il est marié depuis 1969 avec Marie-Claude et il a deux filles et trois petits-enfants.

     Ses premières publications datent de 1974 avec la parution de quelques poèmes dans « L'Envers et l'Endroit », l'originale revue de Charles Autrand, dans  « La Tour de Feu », la mythique revue de Pierre Boujut et dans « Haut Pays », l'artisanale revue que Pierre Gabriel imprimait sur sa presse à bras.

     Par la suite, sa passion pour les revues de création et de découverte ne se démentira pas et il collaborera à plus d'une cinquantaine d'entre elles, parmi lesquelles on peut citer Décharge, Arpa, Création, Foldaan, Lieux d'Etre, Traces, Regart, Le Journal des poètes, Verso, ...

     A partir de 1980, il a fait paraître des recueils de poèmes chez divers éditeurs plutôt confidentiels, soucieux de proposer des ouvrages artisanaux tirés à un petit nombre d'exemplaires.

     Il a obtenu le Prix Voronca en 1979 et le Prix Froissart en 1985 ; ces deux prix sont décernés par un jury à un manuscrit anonyme qui est ensuite édité.

     Des poèmes de Georges Cathalo ont été retenus dans quelques anthologies de poésie contemporaine comme « Matins » aux Editions du Pavé en 1984, « Les Poètes du Sud-Ouest » aux éditions Multiples en 1985, « La puce et la plume » aux éditions du Cherche-Midi en 1986 ou encore « Droits de l'Homme, Paroles de Poètes » aux éditions du Dé Bleu en 1989.

     Il a fait partie du Comité de rédaction des revues « La Tour de Feu » (1981), « Texture » (1983/1989), « Friches » (1997/...), ...

     Il continue à faire paraître régulièrement des chroniques de lectures ou d'humeurs dans des revues telles que Décharge, Rétro-Viseur, Friches,...

  

     Georges Cathalo affirme qu'il n'a jamais cherché à se définir clairement et que s'il ne devait retenir qu'une seule définition en guise d'auto-portrait, il choisirait celle du poète surréaliste Achille Chavée : « Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne. »

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8 avril 2009 3 08 /04 /avril /2009 00:09

Un "double je"

 

La photo, il l'a découverte à dix neuf ans, à l'hôpital, quand on lui a offert un appareil. La fenêtre de sa chambre a encadré ses premières prises de vue. Depuis, la passion photographique n'a plus quitté Jean-Luc Aribaud. Elle le rend exigeant. «L'image, il faut s'en méfier, elle est souvent démagogique, prévient-il. Surtout dans le réalisme. Personnellement, j'aime la travailler, mais aussi qu'on lise dans une photographie un sentiment, une subjectivité.»
Jean-Luc Aribaud est en quête, comme tous les créateurs. A chacun de ses projets, livre ou exposition, il explore un domaine en liant son travail  à une technique particulière - l'infra rouge noir et blanc, le chromatisme décalé pour les paysages, par exemple. Des procédés qu'il revisite ou met au point. Qu'il expérimente avec les autres, aussi.

Car ce photographe et écrivain fait partie depuis plus de 15 ans de l'équipe qui anime l'atelier photo de l'Espace Saint-Cyprien, à Toulouse. Un lieu où les échanges sont riches. «J'aime travailler au contact  d'autres sensibilités, dit-il.  M'ouvrir à d'autres approches.» Il anime d'ailleurs d'autres ateliers.

S'il conseille, de la prise de vue au tirage, il initie également des projets collectifs qui donnent parfois lieu à des publications. Comme ce très bel album, «Forêt Style», consacré à l'univers sylvestre, où douze auteurs saisissent arbres, souches, branches avec des esthétiques parfois opposées mais la même passion d'un regard que le cœur éclaire.

«A chaque projet, dit-il, je me remets en cause, j'aime les ruptures.» Et il y en a eu beaucoup car Jean-Luc Aribaud a déjà plus de 200 expositions à son actif, en France, au Portugal, etc.

En comparaison, il semble avoir peu publié : cinq ou six recueils de poèmes. Mais d'autres livres, romans et proses diverses, sont encore dans ses tiroirs. Et, surtout, il avoue que l'écriture, la poésie, reste sa grande affaire. Là encore, il approche un "fond" à travers les formes. «Ce n'est pas si différent de la photo, mais plus difficile à partager», note-il.

C'est peut-être encore son désir d'aller au-devant des autres qui l'a conduit à monter un spectacle sur un de ses textes, avec danse, vidéo, mise en voix, et qui a été présenté dans plusieurs théâtres.

Ce passionné d'écriture et d'images a aussi un côté militant expliquant probablement son implication dans l'édition, puisqu'il est le créateur avec Philippe Dours des éditions N&B, qui ne comptent pas moins d'une quarantaine de titres à leur catalogue. «Le livre, c'est mon obsession», concède-t-il en souriant.

 

M.B. (Article publié le 17 avril 2004)



Ecrivain et photographe


Jean-Luc Aribaud est né en 1961 à Mazamet. Poète, photographe et éditeur, il vit à Toulouse. Il a reçu le prix Louis Guillaume pour Les mondes illimités (L'Arrière Pays) et le Prix Mal Pol Fouchet pour Une brûlure sur la joue (Castor Astral).

 

Il est également l'auteur de :

 

Dans les marges de cendres, avec Phillippe Dours, N&B

Les mondes illimités, L'Arrière Pays

Celle qui attend, Filigranes

Instants de rien, L'Arrière Pays

Une brûlure sur la joue, Le castor Astral

Les langues noires, Collection Tram, A éditions

Ecrire où la muse est (collectif) N&B

Prophéties, Le Castor Astral

 

Et, pour les enfants :

La nuit de la dernière lune, Zorba éditions

 

Photographie :
Lisbonne , éd. du château d'eau/AFAA
La garonne en pays toulousain , éd. la Part des anges
Mes mains du bout de moi , éd. les Imaginayres
D'une écluse à l'autre , éd. N&B
Forêstyle , éd. N&B
Double Je , éd. Zorba
Passages , éd. Zorba (poésie et photographie)

Nocturnes 5.O. (poésie et photographie), N&B

Industrps, collectif, N&B

L'appel des sources , éd. Opales (poésie)



A propos de quelques recueils


Instants de rien
  (L'Arrière-Pays)
« Le réel ne propose toujours / qu'une part de vérité / où manque à chaque fois / l'origine nue des choses. » Ainsi les poèmes de Jean-Luc Aribaud sont-ils toujours confrontés à un « gisement de nuit », à « un bout d'inconnaissance », interrogeant « le monde d'avant que nous soyons distincts / de la fleur ou de la simple joie d'hirondelle » avec « la parole qui ne cesse de mourir / contre le vacarme inextinguible de l'ombre. »
Quelque chose s'est perdue avec l'enfance, quelque chose comme la familiarité avec l'énigme du monde. « Aurais-tu dépassé sans le savoir / l'âge d'être entier en toi-même ? (...) La forêt qui te cerne / est déjà ce lieu de légende / dont tu ignores la parole. »
Pas de concessions chez Aribaud : la main du veilleur « cherche désespérément / et ne trouve dans l'absence profonde / que la pierre qui ne répond de rien ». Les mots, le poème lui-même ne sont que pauvres témoignages : « Pourquoi donc ne pas reconnaître / que nos mots n'aurons jamais / la densité infinie de l'olivier ? »
Parce que Jean-Luc Aribaud est aussi photographe, lorsqu'on lit « Ainsi le monde n'a plus d'image à offrir », il est difficile de ne pas songer à ses photographies (notamment celles de Double je, publié avec un texte de Didier Periz aux éditions Zorba) où les êtres aux visages insaisissables sont toujours un peu déjà dans un autre univers, renvoyant à « cette correspondances éclairée des mondes », et où « se règlent les comptes du réel et de ses reflets ».
Une lecture ésotérique est peut-être possible, comme pourrait le laisser penser le « cercle de plénitude » de la mort du dernier poème, ou encore ces vers : « Ce soir la parole cède à des gestes de culte : / peut-être devrions-nous lever haut la flamme de nos bougies, / vers le ciel muet et les forêts qui ne répondent plus... » Je préfère quant à moi m'en tenir à la beauté noire d'un questionnement lancinant : « Et qui donc alors nous poussera à être / au moins jusqu'à l'extrémité de nos vies ? ». A ces riens évoqués - « cet à peine perceptible, / ce rien presque et sa cire journalière, / cependant suffisante à tenir vive au-dessus des gels / la fleur fragile des éternités. »
A ces moments de nostalgie qui sont lumière : « Chemin, chemin d'allégresse et de clarté, / derrière quel horizon de boue te caches-tu désormais ? / Chemin qui savait naître à mesure que nos pas mouraient, / chante encore ta simple joie de porter les vivants... » Ou encore à cette sobre proposition : « simplement durer, durer tendrement / comme un doux baiser soufflé d'une main sûre. »

(64 pages. 11,43 €)

 


Les Mondes illimités

Cinquante-deux poèmes comme il y a cinquante-deux semaines dans l'année, «cinquante-deux oscillations entre ombres et lumières» composent ce recueil qui règle des comptes avec ces «aubes intrigantes où se chiffonne le mal de vivre». Une écriture serrée, de «noires paroles» pour rejeter illusions et autres «énigmes truquées» - de celles qui voudraient nous obliger «jusqu'au bout à ne pas croire en nos morts imminentes» - savent aussi dire notre fragilité : «Nous nous éteignons pour si peu, hommes de passage, dont les cœurs en fusion flambent sans rancune les dernières brassées de bois mort.».
Le "nous" prédomine, car il s'agit bien ici de notre condition humaine: «Nous demeurons là, à quelques enjambées du vide seulement, comme si le théâtre illusoire des mots pouvait un instant retarder notre perte. Nous serons, comme ceux et celles qui nous léguèrent leurs absences: des jongleurs éphémères.»

On lit dans ce recueil une volonté farouche de ne pas être dupe, ni du monde ni de l'Histoire, de se tenir au plus près de l'homme nu. «Oui, nous désirons mourir blancs, comme ces franges de sel inutiles que la mer dépose au petit matin, sans théorèmes ni exemples à transmettre, sans suite ni beauté qui puisse guider un seul homme aux avant-postes de la victoire.»
Le dépouillement - ni dieux, ni maîtres, ni mensonges pacifiants - est la condition pour retrouver un regard ouvert, et peut-être le monde. Car «il suffirait de peu, pourtant, pour que crépite à nouveau entre les dents le soufre du poème retrouvé (...) Presque rien, un trait de lumière insoupçonné, comme un paradis rebelle sous la carte séculaire des sables».
Cette belle écriture gorgée de violence, de tensions, de tendresses perdues avec l'enfance, est bien une oscillation entre ombres et lumières (Jean-Luc Aribaud est aussi photographe), la sensualité affleurant sous le nihilisme: «Nul ne s'épuise vraiment jusqu'à renoncer à l'odeur inquièt  e de la rose. Nul ne goutte à l'étrange fascination du gouffre, sans se souvenir du tilleul frissonnant au centre de la nuit, de cette belle jeunesse perdue dont les dents blanches et dures cassaient sans souci les premières amandes de mai.»
                       (64 p. 70 F. L'Arrière-Pays éd. 9, rue d'Etigny. 32000 Auch.)

 

 
Une brûlure sur la joue  (préface d'Éric Brogniet. Le Castor Astral éd.)
Ce livre primé en 2004par les jurés internationaux du prix Max-Pol Fouchet a été inspiré par un séjour en Italie et par les tableaux que l'auteur, Jean-Luc Aribaud, a pu y admirer. Ce Toulousain a déjà publié quatre recueils et a reçu le prix Louis Guillaume, il est aussi photographe et expose à l'étranger comme en France. Ses poèmes pour la plupart ouvrent un dialogue avec la peinture (Le Titien, Cézanne, Gauguin, Picasso, Bacon, Chagall). C'est là une manière d'encore baigner dans la lumière, mais aussi de se confronter à l'obscurité et à l'épaisseur indéchiffrable du monde.
Comment saisir le mouvement, la vie, dans une peinture, nécessairement figée ? Ou dans un poème ? La poésie de Jean-Luc Aribaud explore les paradoxes de la représentation et cette part d'inconscient qu'elle révèle. On peut y lire une sorte de célébration dans la couleur et la sensualité de certaines évocations, mais elle ne fait jamais oublier  les « ombres dévorantes » ni l'inquiétude métaphysique d'un auteur qui se réfère volontiers à la tradition ésotérique, « la première psychologie de l'âme », et pour qui le poète est un alchimiste. Qui résiste au quotidien parce que les apparences, comme la banalité, nous enferment et nous exilent, au commerce ordinaire des mots parce qu'il nous aveugle. Et parce qu'au-delà de la « prose mauvaise des mondes soumis », il n'a de cesse de chercher ce qu'il y a derrière les couches de peinture, les images, le « vernis des jours ».
Probablement Jean-Luc Aribaud voudrait-il réduire « cette épaisseur de griffe et de colère qui nous sépare du Dieu ». Comme tout ce qui nous limite, nous condamne au « noir rude, infini de notre exil » et à « l'éparpillement des jours ». Ses poèmes, à l'écriture allusive, aphoristique souvent, à la fois s'engagent sur ces chemins qui mènent à l'intérieur chers à Novalis et s'ouvrent au vaste monde. Ils jouent des contraires, transgressent, se moquent des frontières. Juxtaposent ou superposent des mondes, plusieurs plans de réalité qui se masquent ou s'interpénètrent comme des strates de couleurs sur la toile. L'invisible est aussi présent que les corps (il cite Francis Bacon : « Les faits laissent des fantômes »).


A moi les morts !

Je vois leurs printemps interrompus,

leurs roses décapitées

tenir tête au bleu vivant de juillet.

Est-ce un mal ce tumulte d'os à mes fenêtres,

ces joutes de fémurs

lorsque l'idée joyeuse me prend

de couler un peu de vie

entre tes cuisses ouvertes ?

Au plus haut du cri

j'ai toujours cru au pouvoir de la poussière

à ces buées éphémères sur les vitres impassibles.

L'amour seul ne saurait sceller nos hanches.

 
Aribaud parcourt ses propres étendues en proclamant : « Je ne veux pas m'apprivoiser ». Il écrit pour « travailler à ce que nos espaces ne soient pas limités ». Et si, pour lui, la poésie reste « le langage premier », c'est qu'elle ouvre les chemins de l'intériorité, car, dit-il, « nous avons en nous un infini que nous n'explorons pas ». C'est qu'elle naît quand « c'est une autre soif qui épaissit nos langues », s'immisce dans le temps où « tout simultanément s'éclaire et s'obscurcit » et dans nos paradoxes.
Sa poésie, de haute inquiétude, ne tient rien ; elle cherche et mesure des distances : entre les mots et les choses, le visible et l'invisible, la fusion par la sensualité et l'exil par la langue, l'amour vital et son double endeuillé, le poème. Ce faisant, elle nous renvoie à la double profondeur du monde (« l'espace sans nous, / l'étendue où se délite la langue ») et de nos quêtes obscures quand nous courons au bord de nous-mêmes,

« vers cette terre d'adoption,

ce sol absolu promis

à nos petits pas d'enfants perdus. »

Le recueil a obtenu le prix Max-Pol Fouchet 2004  

 


Prophéties  Castor Astral

 

Poète, photographes, Jean-Luc Aribaud propose avec ces Prophéties plusieurs entrées : un recueil, d'abord, mais aussi un DVD où deux comédiens, Marie Dillies et Jean-Michel Hernandez, prêtent leurs voix aux poèmes sur des images vidéo de l'auteur.

Le futur a sale mine, surtout regardé avec un œil de poète ! Il se dessine ici avec « un hibou cloué sur les décombres » et il n'y fera pas bon ouvrir portes et Windows vers « les trente au-dessous du silence ». L'homme de demain sera dépossédé de sa voix, « la fureur des images / scellera sa bouche », il le sera aussi de lui-même et Aribaud lui fait avouer : « Chaque nuit que la cathodique fait / j'apprends à ne plus me connaître ».

« Un vague Dieu décloué

Leur donnera l'approbation de l'Empire :

« Continuez ainsi, mes fils,

Et que l'ivresse d'être

Sans origine sans nom contre la nuit

Vous protège des déchirures. »

Ce sera tout ou à peu près

Puisque leur vie aura suivi la notice :

A dissoudre dans un verre d'eau ».

 

Dans ce futur - comme dans celui de toutes les œuvres d'anticipation - on reconnaîtra la part maudite de notre présent, sa tyrannie marchande, la solitude des « yeux contre la vitre froide », la peur du réel et l'asepsie du langage creux, comme de la « mort potable ». « Il y a urgence à rompre la corde qui nous tient tête basse et nous donne, quand vient le soir sur nos demeures paisibles, des allures de petit caniche aux langues molles d'avoir trop léché les vitrines virtuelles de nos maîtres », s'insurge Aribaud.

Ce recueil qui se veut aussi « appel violent aux mémoires » a le verbe incisif pour dénoncer ce qui menace l'homme de demain, dépossédé de son chant.

 

« Dans l'âme de quelques-uns

L'automne distribuera encore son or,

Son ressentiment aussi

De n'être plus tenu par le chant d'amour de la parole. »

 

Mais la voix sait se faire beaucoup plus douce quand elle parle d'enfance, d'intériorité reconquise, d'amour - de tout « ce qui de toi effleure l'aile des albatros », qui est menacé et qui seul rend la poésie possible, audible. Car le poète, bien sûr, n'a pas renoncé devant le « bégaiement ensanglanté » de l'histoire, ni les promesses nauséabondes de l'avenir qui s'esquisse dans la conso-attitude. Il résiste avec la belle énergie de ses prophéties qui voudraient nous réveiller du cauchemar où nous glissons.

(Prophéties. Préface de Didier Periz. Le Castor Astral. Recueil et DVD. 12 €)

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7 avril 2009 2 07 /04 /avril /2009 19:26

Pierre Gabriel,
entre lumière et cendre

 

Pierre Gabriel est décédé en 1994, l'année même où lui fut décerné le Grand Prix de poésie du Mont-Saint-Michel couronnant l'ensemble de son œuvre. Une œuvre maintes fois distinguées (par les prix Voronca, Artaud, Apollinaire) et qui s'est augmentée de plusieurs recueils posthumes, tels « La Vie en gage » et « Où ta demeure voyageur ? » aux éditions de L'arrière-pays (1), « Le cheval de craie » au Dé bleu (2), « L'Amour même » chez Voix d'encre (3) ou « Seule mémoire » (réédition augmentée de textes critiques) aux éditions Le Vert sacré (4).

L'intérêt que n'a cessé de susciter l'œuvre de Pierre Gabriel explique que ce dernier éditeur ait accompagné ce recueil d'une suite d'études réunies sous le titre de Le Pays Gabriel et apportant leurs lumières sur cinquante ans d'écriture. Outre la préface de Gaston Puel, des pages de Christian Hubin, Luc Bérimont, Robert Sabatier, Jean-Vincent Verdonnet, Joseph-Paul Schneider, Max Alhau, Eric Dazzan, etc. contribuent ainsi à la compréhension d'une poésie qui ne cesse d'osciller entre l'angoisse et l'espoir.


Pierre Gabriel était un homme réservé, d'une timidité qu'il avouait parfois comme pour s'excuser de n'être pas plus disert sur sa propre création. Mais son oeuvre parlait pour lui. Elle débute en 1948 avec « Saisons de notre amour », inaugurant une suite de nombreux recueils jalonnant sa quête. Citons: « La Vie sauve », « La Main de bronze », « Le Nom de la nuit », « Lumière natale », « La Seconde Porte », (la plupart chez Rougerie) ou ce beau recueil destiné aux jeunes : « Chaque Aube tient parole ».

Pierre Gabriel était également prosateur. Il avait publié en 1976 « L'Ormeau », un roman où il racontait son enfance et sa complicité avec un arbre, son enracinement dans cette terre d'Armagnac dont il fit peu à peu son pays, lui qui était né à Bordeaux. Il y dirigea même une distillerie, c'est dire s'il savait goûter tout le suc de cette terre et de ses fruits... Peu après paraissait un autre roman, « Une Vie pour rien », d'une écriture beaucoup plus concise et sèche, le sujet (la guerre d'Algérie) imposant un sentiment de déréliction à son héros. Enfin, il écrivit des nouvelles, dont le fantastique sert souvent de révélateur à la solitude des personnages, réunies sous le titre du « Serpent bleu » (prix Prométhée en 1988).
 
Un vieux monde rongé de nuit

 Mais c'est essentiellement par la poésie que s'est imposée la voix d'un homme répondant à l'angoisse par la générosité d'une parole cherchant sa vérité et son levain sur « la route qui prend source au plus noir de la nuit ».

J'ai parlé de quête. Christian Hubin, dans le livre qu'il a consacré à Pierre Gabriel (5), la définit comme « poésie d'attente et d'interrogation ». Plus précisément, il écrit : « Cette poésie-là sait que sa grandeur est de composer avec le silence. Son art, grave et dépouillé, s'enracine à la fois dans la pesanteur amoureuse du concret et dans la spiritualité qu'il y pressent. »

Pesanteur amoureuse du concret, car Pierre Gabriel aimait « cette terre à peupler de présence », il célébrait « intacte et nue, la vie, sa flamme brève » et sa poésie est imprégnée de compassion pour ses semblables, hommes incapables d'imaginer, - ou d'accepter - la mort,  leur finitude, « cette plaie qui ne guérira pas ».

Sa poésie est aussi, est surtout, pétrie d'inquiétude. Elle interroge « tout l'invisible emprisonné dans le réel » et, dans « un vieux monde rongé de nuit », cherche une lumière. Pressentie, parfois approchée, mais qu'il ne peut ou ne croit pas nécessaire de nommer. Peu importe d'ailleurs : en s'avançant dans l'obscurité, il témoigne de tout le pathétique de nos élans confrontés au « mutisme des dieux ».

 

Les recueils posthumes

L'inquiétude se retrouve dans les recueils posthumes. Tel « La Cinquième Vérité » qui  reprend quelques poèmes de « La Vie sauve » et la plupart des textes de « La Main de bronze », mais comporte aussi de nombreux inédits, écrits probablement dans la période où l'auteur luttait contre la maladie. Ceux-ci ne sont pourtant pas désespérés, mais traduisent le tourment, l'interrogation métaphysique perpétuelle d'un homme qui avait choisi la poésie comme « chemin menant vers l'intérieur » (il faisait volontiers référence à Novalis) et, sans doute, vers une lumière transcendant les désordres du jour. La cinquième vérité pouvant s'entendre comme ce qui reste quand on a dit à quelqu'un ses « quatre vérités »: la part qui échappe aux analyses et aux injonctions. Celle qu'on ne réduit pas. Aussi simple peut-être que « le dérisoire bruit du sang ». Aussi irréductible sans doute que l'espoir, quand « chacun de nos rêves s'accroche à son éternité ».

Avec « La Vie en gage » et contre « l'éphémère destin, le hasard aux yeux clos, le terrifiant hasard », la poésie de Gabriel continue d'interroger « d'invisibles empreintes à la surface d'une vie », la présence sourde de l'énigme, une autre réalité peut-être, lovée dans le silence, à travers une intuition platonicienne : « Chaque image, ici, n'est que l'ombre trompeuse d'une autre, et son secret profil demeure à jamais invisible ».

Dans Où ta demeure, voyageur?, et derrière la parabole de celui qui fait avancer le temps en marchant vers l'inconnu sur des sentiers de nuit, dans une « errance aveugle », on retrouve l'interrogation métaphysique. « Tu vas, porté par le souffle des mots, / toujours plus avant vers l'énigme / du silence qui les suscite.» Silence qui est fait de mystère et reste cependant à conquérir, peut-être à force de dépouillement : « Laisse grandir en toi / au terme de l'ultime étape / ce silence qu'il fait soudain / sur la terre de tous les jours / (...) Seul ce silence est vrai, / il parle par ton sang, / te mêle à sa lumière, / respire avec le temps

Pierre Gabriel évoque souvent une lumière cachée, une « lueur » qui figure l'espoir et qui pourrait être interprétée dans un sens religieux, bien que sans référence explicite (« Ne grave pas le nom », recommande-t-il, comme si le verbe éloignait, figeait, tuait ce qu'il désigne). Mais cette lumière n'est peut-être que celle d'une paix espérée, d'un accord avec soi-même à conquérir : « Demeure en deçà des paroles / fouille en toi plus profond, / jusqu'à cette lueur qui tremble ». Car le voyageur ne sait rien de son chemin, ni de lui-même, il « ne peut (se) rejoindre » : « Tant de reflets sous tes paupières / te rendent aveugle à toi-même ». Dans un monde où tout est promis et refusé, sa soif est probablement celle d'une identité retrouvée au-delà du nom et des masques, d'une vie unifiée en un seul souffle, de l'enfance à la mort.

« Cette soif - toujours la même - / qui te ronge, t'étreint, te taraude / comme une plaie jamais fermée / sauras-tu l'apaiser sans la perdre ? » se demande Gabriel, en quête de ce qui « unit la lumière à la cendre » et qui est la vie même « brûlant au cœur de son propre mystère ». Paradoxe de la poésie : ce qu'il cherche et qu'il ne nomme pas est au-delà du langage, mais c'est pourtant au poème (« un jour, tu es entré dans la clarté des mots ») qu'il demande de l'approcher.


Matin premier
Écrits à la fin de sa vie (ils sont datés du CHU de Rangueil où le cancer l'emporta en juillet 1994), les poèmes de « Matin premier » n'en veulent pas moins être chant du monde et de l'amour. Sans doute, et comme toujours chez Pierre Gabriel, est-on une fois encore confronté à «cette mort en nous déjà vivante / qui par nos propres yeux / soudain nous dévisage ». Mais elle incite à réveiller « cette vie en nous plus que jamais vivante / qui ne cesse de sourdre au creux de notre nuit / comme le sang secret qui bat sous notre sang », cette vie « que chaque instant / de mort attise davantage ». Ainsi les contraires se rejoignent-ils, participant les uns des autres et d'une sève renouvelée.

Poète du mystère de la force vitale et de la lumière inextinguible, il est aussi celui de la confiance renaissant sans cesse de ses cendres, « car nous avons pesé le ciel, et l'herbe, et la parole. / Le jour nous réunit, la terre est notre sauvegarde ». Grâce est donc rendue à celle par qui toute chose « devient souffle, et couleur, et prodige », femme qui offre le monde et réconcilie: « Te voici dans ma main, fruit de chair que j'arrache à l'arbre de sagesse.» Même la parole est alors reconquise : « Nous tenterons de dire / à la place du temps ce que le temps / cachait, l'humble bonheur d'aimer / jour après jour ce qui nous quitte, / de préserver sous les traces du vent / chaque parole et son écho perdu, / de devenir - qui sait ? - notre propre réponse ». Et même la lumière, « par-delà cette nuit qui n'était nuit qu'en nous »: ainsi s'achève le dernier poème du recueil de Pierre Gabriel : « Nous guettons de confiance, / là-bas, déchirant l'océan, / Notre premier soleil. / Le vrai soleil qui va nous engloutir


 Seule mémoire

Seule mémoire, qui obtint le prix Artaud en 1967, est peut-être un des recueils de Pierre Gabriel où ses thèmes apparaissent le mieux dans leur imbrication. La nuit, bien sûr, dès l'ouverture renvoie à la condition humaine qui constitue la matière même d'une œuvre qui se confronte continuellement à l'obscurité du mystère et à l'angoisse d'être : «Je n'en ai pas fini de nommer ce qui meurt / à chaque battement d'un cœur qui me fait mal.»

A cette gravité, répond celle de l'amour : «Je recevais de toi le don d'être moi-même ». Accord trouvé, retrouvé, avec la femme et le monde : « La nuit ne peut plus rien si ma main se referme / sur la paix d'une pierre où s'attarde la mer. » Ainsi le temps s'abolit et, dans la « nuit natale », la lumière ouvre alors un chant qui est aussi d'espérance.

La mémoire, cette « eau vivante qui dort », est en quelque sorte reconquise et prend la place de « l'âme errante » livrée à la seule contingence. Car la mémoire rend les richesses d'une vie, la sauve, mais surtout permet à l'homme de pressentir « sa multiple unité ». Alors sans doute, à travers une durée presque apprivoisée, l'immersion dans le temps des origines et une enfance célébrée, peut-il approcher une forme de l'identité toujours fuyante et pathétiquement recherchée : « cette voix qui vous manque / et parle à votre place ». La mort elle-même perd un peu de son tragique : « Je glisserais vers cette nuit natale / où l'âme habiterait la fraternelle voix / qui chantait à ma place en mémoire de moi. » Tant il est vrai que « nulle voix près de se taire ne renonce à sa lumière ».


 

En octobre 1988, Pierre Gabriel et moi nous retrouvions, réunis par l'Atelier Imaginaire qui venait de nous attribuer les prix Prométhée (lui) et Max-Pol Fouchet (moi).






Sa vie en gage
Pour qui le connaissait un peu, il n'était pas difficile de retrouver Pierre Gabriel dans ses livres. Le poète donne sa vie en gage d'authenticité. Son oeuvre est forte, durable, parce qu'il n'a jamais triché. Rebelle en ce qu'elle « tient tête au silence, à l'oubli », au temps, elle est aussi célébration de la vie, de la rondeur des jours, quand « chaque aube tient parole ». Qu'on pense à beaucoup de ses titres, depuis « Saisons de notre amour » jusqu'à cette « Route des Andes » éclairée par l'ouverture aux autres en passant par « Chant de noces », « L'Amour de toi », ou « La vie sauve », et l'on mesure combien cette poésie grave n'est certainement pas désenchantée.

Pierre Gabriel qui est allé souvent au plus secret de son lecteur, là où se tient « intacte et nue, la vie, sa flamme brève », a dit et répété cette chose simple et vraie : l'homme reste un enfant qui a peur de la nuit et besoin d'amour pour grandir, pour être, pour donner. Donner, comme il a su le faire dans sa vie, par son amitié et son action - je pense ici notamment aux cahiers de poésie, Haut Pays, qu'il imprimait lui-même sur sa presse à bras pour donner à lire les auteurs qu'il aimait - et par son oeuvre. Ses poèmes sont, au fond, semblables à ces graines dont il écrivait que « la plus infime (...) pèse plus lourd que des millions d'étoiles » parce qu'elle est grosse d'espoir. Un espoir qui résiste dans toute son oeuvre et l'illumine et qu'il me semble entendre encore dans ces vers où il fait, en somme, la part du feu : « A tout instant se dire que le temps ne dissout de soi que la cendre ».

Michel Baglin

(1) L'Arrière-Pays. 1, rue de Benuwihr. 32360 Jégun.

(2) Le Dé bleu. 8310 Chaillé sous les Ormeaux

(3) Voix d'encre. BP 83. 26202 Montélimar cedex.

(4) Le Vert sacré. Les Bordes. 86340 Nouaillé. .

 


Marguerite Fouchet, Hélène Cadou, Eric Hollande, Dominique Lemaire, Martine Caplanne, Jackie et Michel Baglin, Pierre Gabriel, Guy Rouquet. Lourdes, octobre 1988
Photo Jean-Pol Stercq


 

 

 

 

 

 

 

 

Pour lire une nouvelle de Pierre Gabriel, "Le Cheval" cliquer ici

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29 mars 2009 7 29 /03 /mars /2009 17:00

 

Quand Bruno Ruiz
décline ses fidélités


Bruno Ruiz était début mars sur la scène du théâtre Sorano, à Toulouse, pour trois soirées, avant d'entamer une tournée en Suisse et dans les Alpes. Son récital s'intitule
« Bruno Ruiz Maintenant », comme le CD qu'il vient de sortir.
Né en 1953 à Arcachon, il a élu pour résidence Toulouse depuis 1977. En presque quarante ans de chansons et de poésie, mais aussi de théâtre et d'écriture de nouvelles, il a construit une oeuvre marquée par les tragédies du monde, la mémoire de l'exil, mais aussi la fraternité, l'amour et l'amitié.
Petite bal(l)ade dans un paysage « complètement Ruiz ».

   

« Voici le temps des bilans de l'usure

Aux feux croisés de nos forges intimes

Je veux l'amour absolu jusqu'au bout

Face à la verte et dernière beauté

Maintenant »

 

Maintenant comme hier. La même force, le même lyrisme, la même douleur et la même beauté. Il est vrai qu'il n'a pas perdu en gravité, Bruno.

Ni en fidélité : un maître mot chez lui. Fidélité à la poésie (« Si je me tais moi-même je trahis »), à la compagne (« Le temps dérive / Mais tu restes présente / Aux clameurs des années »), à l'Espagne, cicatrice jamais refermée (une chanson évoque le village en ruine de Belchite et ce « vieux soldat qui tant se traîne »), fidélité à « l'épaisseur des morts », mais encore fidélité à la terre :

« Je n'en finirai pas de vous dire merci 
D'avoir su me convaincre que le monde est ici
. »


Oui, Bruno réaffirme CD après CD, que le monde à vivre est ici, « le ciel sur terre ». Et même si notre condition est aussi dérisoire que précaire, nous savons lui donner sens :


« Le temps dérive

Et nous sommes vivants

Sur notre astre oublié

Dans nos cris partagés

Nous abattons la nuit

De lumières choisies »

 

Bruno ne croit pas à la fatalité, c'est un battant qui proclame :

 

« C'est à nous de chanter

De nommer la beauté

Nous n'avons qu'une vie

Et si peu est écrit ».

 

L'adolescent d'hier - « J'étais si loin du monde / Qu'il me le rendait bien » - a fait place au chanteur présent au monde, à ses engagements, à ses rêves, comme à ses doutes :

 

« Aujourd'hui j'ai besoin

d'écrire ou de chanter

Mes lieux et leurs visages

Mes doutes leurs prisons. »

 

S'il trouve des accents déchirants pour évoquer la solitude d'une femme vieillissante et son suicide (« Une femme est tombée »), l'exil des migrants, la famine et les tortures (« Je t'aime contre la mort »),  Bruno Ruiz sait aussi trouver « des mots loin des polices » pour nous apprendre à jouir du sang qui coule dans nos veines :

 

« Jamais nous ne serons assez nombreux

Pour nommer les merveilles de ce monde ».

 

C'est une sagesse qui se dessine ainsi pour « se souvenir sans esprit de revanche » ou pour « ici vieillir entre naître et mourir » dans une forme de sérénité conquise. Au point qu'il peut admettre « qu'il faut savoir partir sans nous être tout dit ».

 

Voilà ce qu'il en est « maintenant » de Bruno, d'un poète et d'un homme en pleine maturité, en pleine possession de son talent :

 

« Ce peu de temps qui reste

A ce corps qui s'enlise

Je le veux souverain

Sous la lune complice

Je le veux dans ta main

Plus léger qu'une abeille

Comme un coussin d'été

La flèche d'un hiver

Je le veux sans compter

Les ruines de nos routes

Et savourer à deux

L'instant qui s'éternise. »

 

Au sujet du chanteur qu'il apprécie depuis toujours, Bruno Ruiz a écrit : « On n'écoute pas Jean Vasca. On fréquente une langue, la sienne, faite de nos mots. » La formule, bien sûr, pourrait s'appliquer à sa propre poésie, où l'on retrouve les fraternités, les utopies malmenées et les colères qu'il chante depuis longtemps, et qu'il nous tend un peu comme un miroir où reconnaître ses propres paysages. Un miroir mais aussi une vitre qui s'ouvre sur le monde où ses poèmes, même les plus sombres, sans cesse nous convient.

 
Le chant et la scène

 

La beauté de ses textes ne doit pas faire oublier cependant que Bruno est aussi un interprète et un homme de scène. Ce que rappelle François André (avec lequel il a publié un long entretien,"Le miroir et la vitre") qui note, fort justement : « Bruno Ruiz s'écrit en livres et en disques et cela prête à de fer­tiles duos. Mais c'est sur scène qu'il se rassemble, qu'il unifie à l'écriture la voix et le chant. C'est là qu'il faut le retrouver dans une autre lecture tout aussi intime. Enserrée dans les arpèges d'Alain Bréheret, le son de Jean-Jacques Vaudou, les lumières d'André Tailhades, sa poésie va à la rencontre du spectateur comme dans une confidence. »


Pour évoquer le chanteur sur scène, j'ai retrouvé deux textes que j'avais publiés dans « La Dépêche du Midi ». Le premier date du 30 avril 1979 et fait référence à un récital donné dans un cabaret du Gers, où Bruno se produisait avec Maurice Fanon, Lou Bécut. J'écrivais :
« En accueillant Bruno Ruiz et Maurice Fanon, lou Becut recevait ce dernier week-end, une fois encore, la chanson de qualité. Bruno Ruiz, auteur compositeur interprète, a écrit plus de deux cents chansons et considère pourtant son travail avec modestie : il cherche la correspondance parfaite, la plus significative, entre texte et mélodie. L'image juste, celle qui, jamais conventionnelle, sait bousculer les sensibilités reçues et trouver un écho parmi l'auditoire. Pari difficile de la poésie. Mais à travers son « discours qui s'impatiente », Bruno Ruiz a de la colère et de l'émoi à revendre ou plutôt à donner. S'il ne s'ampute d'aucune part de lui-même, s'adressant à tous (aux « gens que je déçois de mes pantoufles maladroites », comme aux autres) pour avouer sa « peur de mourir avant la saveur des vieux jours » et renouer avec son « rêve écolier », il ne néglige rien et surtout pas l'humour qui est parfois, aussi, une manière de pudeur. »


Le second a paru en décembre 1994 et évoque un récital donné à la Cave poésie, lieu mythique de Toulouse. Je l'avais intitulé « Bruno Ruiz, comme un bateau... » Le voici :

« Des « bouillons d'images » dans le chant, en chemise et pantalons noirs sous les lumières chaudes de la Cave poésie, juste ce qu'il faut de malice dans l'œil pour la complicité - et peut-être aussi dire qu'on est bien là, au milieu des gens, qu'on ne s'est pas retiré derrière son lyrisme et ses arrière-pays - Bruno Ruiz impose d'emblée ses mots de poète (pardon : de « représentant de la poésie »), sa voix qui joue avec le piano d'Alain Bréhéret pour parfaire l'émotion dans le geste exact.

D'emblée l'écoute, l'intelligence séduite, les cœurs bousculés embarquent à son bord un public acquis au voyage. D'emblée le partage. Les alcools forts de l'amour, de l'exil, de la mort. D'une langue qui se risque, met à nu, dévoile et touche juste au défaut de la cuirasse du quotidien.
D'emblée, on y est, précisément là, au chevet de sa propre vie (pour « en toucher le fond »), de sa quarantaine en déséquilibre (ou de sa cinquantaine, sa soixantaine, qu'importe, c'est toujours le même vertige), au chevet  des espoirs, des révoltes, des souvenirs et des légendes d'une génération qui (de son propre aveu ou non) se reconnaît dans son étonnement de vieillir sans voir vieillir ses utopies. C'est bon. Sacré Bruno !

    Ce Toulousain trop rare à Toulouse, écrivain, comédien, auteur, compositeur, interprète, s'est toujours baladé en baladin aux lisières du théâtre et du music hall, mettant en espace des poèmes, en poésie des « textes de scène », en musique et en gestes le secret désarroi de « ce qui pense » et de « ceux qui doutent ».

    Cette fois pourtant, l'acteur de sa propre langue habitué à se chercher dans les chemins buissonniers fait un retour à la chanson. Tout bonnement, mais avec force, authenticité, persuasion. Et vingt titres nouveaux. « Pour la mémoire des vaincus / pour le silence des émus », parce qu'on ne réfute ni une mémoire de fils d'exilé, ni une réalité d'homme un peu décalé, en marge des sensibilités préfabriquées. Pour se pencher sur la femme, celle qu'il nomme de tous les noms de traverse et de dérive. Sur la nuit et nos obscurs vertiges. Sur des âges à la sérénité enviable.  « Et puis laisser la mort aux morts », pour vivre et le crier, et vieillir comme un bateau, la rouille pas très bien acceptée, assumée pourtant.
C'est ajusté, comme la tenue en scène, aux trois quarts de poil des émotions intimes. Et le public en redemande, persuadé de tenir là, sous ses applaudissements, un vrai poète-chanteur (ou l'inverse, évidemment) qui vous dit, mélodies en prime, que la solitude n'existe peut-être pas quand on se ressemble tellement...»

 

 

Son précédent CD, « Si »

 

Voici ce que j'écrivais à propos de son précédent récital (et CD) « Si », en 2006.

« Plus que jamais Bruno Ruiz chante « entre colère et utopie ». Attentif plus que jamais à nos vies bancales. Il revient de loin, « brisé de petites guerres » et d'illusions malmenées. Mais il n'oublie pas d'où il vient, le fils de l'Espagnol, de l'étranger, mûri dans le huis clos de l'impasse des « rouges du fond ».

De l'hommage au père au déchirant « Vers la fin » (sur la vieillesse et la déchéance), de l'amour qui dure (« Je te chanterai jusqu'au silence ») à l'éternité des morts que nous portons en nous, il décline ses fidélités en 16 chansons, d'une voix chaude sur les beaux accords au piano d'Alain Bréhéret.  « Nous n'avons pas trahi nous sommes un peu plus vieux », revendique-t-il.
« Vieillir nous exagère » et au bout du compte nous fait revisiter nos traces. Celles de Bruno sont de fraternité en dépit des « mises au point » : « J'ai rangé vos grands soirs au musée de l'histoire mais ma flamme est intacte », affirme-t-il ; et on le croit volontiers tant ses textes sont travaillés de ces forces qui savent, dans la lumière et la nostalgie, « réapprendre à se lever ».

Bruno sait entrer dans nos vies « par le secret des mots » pour susciter les connivences sensibles. Distiller son goût du bonheur et des célébrations comme dans cet hymne à la présence au monde qu'est sa chanson « Puzzle ». Sa poésie et ses mélodies continuent de tisser ce chant contre la mort qui croît dans le partage : « Et ma voix dans les mots cherche à vous dire merci. »

 On peut inverser les rôles et lui dire merci à notre tour car ce nouveau CD est un vrai cadeau.

Michel Baglin 

 

 
Sa discographie

 

« Si », 2005

Production Ithaque ; enregistré en mai et juin 2005. Avec les chansons : Merci ; Je reviens de loin ; Vers la fin ; De n'être celui qu'on préfère ; Les rouges du fond ; Nouvelle route ; Mise au point ; Des forces ; Sœurs d'amour ; Si tu es là demain ; À ; Je te chanterai jusqu'au silence ; Puzzle ; Nuit blanche ; Le sommeil du jongleur ; Si.


Chant impératif
 , 2003 : 

Production Ithaque ; enregistré en octobre et novembre 2003. Avec les chansons :  Tout est possible ; L'art d'être né ; Élève-toi l'élève ; Glisse entre neige et boue ; Homme hésitant ; Poussière de vivant ; Avance ; Voyage ; Laisse ; Dénoue-toi ; Rejoins l'univers ; Apprends ; Embrasse les anges ; Allume tout ; Trouve ton île ; Les mots absents ; Hisse l'homme ; Résiste ; Le corps s'en va ; Chant du muséun.


Nous
, 2001

Production  Ithaque; enregistré en mai et juin 2001. Avec les chansons :  Soyez beaux ; Nous ; J'ai des frères ; Le chant des oubliés ; Homme debout ; Être fidèle ; Être ou avoir été ; Marraine sereine ; Corbeau ; Les petits cœurs du papier peint ; Je n'ai pas toujours été celui que tu regardes ; Si je pars ; Thalweg


Après
, 1998

Production Ithaque ; enregistré en février et mars 1998. Avec les chansons : Hom-Louve ; Les Drakkars ; Altavoz


Les Larmes de Laurel,
1995

Production Ithaque ; enregistré en juillet 1995 à la Salle Nougaro (Toulouse). Avec les chansons : Le miroir et la vitre ; Chanson crépusculaire ; Descendre ; Nager ; Les tambours ; Les promeneuses ; La voyageuse du lit ; Ma ; Chanson étrange ; Cette vie qui nous reste ensemble ; On finira comme on commence ; Foules de nos mémoires ; J'voudrais vivre ; Touché le fond ; Sans histoire ; Homme sans avenir ; Les larmes de Laurel.


L'Homme vigile
, 1986

Co-production  Radio-France/ARTEM ; enregistré en juin et juillet 1986. Avec les chansons : L'Homme vigile, Marche de la cité, Je voudrais chanter tout doucement, Kilomètre 43, Plaza Real, Sérénade, Love Boulevard, Séries noires, La femme de ma maison, Conciergeries, Judith, Être passant.

 

Bruno Ruiz , 1980

Auto production distribué par Oxygène ; enregistré en juillet 1979 au Studio Deltour (Toulouse). Avec les chansons :  Marche de la cité, Chanson, Le CRS, Parking-Brouillard, Télégramme, Canevas, Complainte de la fille et du panier, Jacqueline, Accident, Petite annonce en forme de comptine, La soif, Soirée, Iragne, Je voudrais chanter tout doucement.

 


De nombreux recueils 

 
Mais à côté de ces sept disques et des centaines de concerts donnés ici et là, une vingtaine de livres jalonnent aussi le chemin poétique de Bruno Ruiz, pour l'essentiel des recueils de poèmes, à l'image de cette plaquette, «J'aime», d'abord publiée chez N&B et rééditée depuis (Ithaque), où il décline en quatrains ses prédilections. Du «J'aime Georges Perec / le parfum des tabacs blonds / la rentrée des classes en automne / j'aime savoir pourquoi » au « j'aime vivre / être / écrire / aimer », c'est tout un inventaire, ému, drôle, loufoque et tendre qu'il nous offre, où chacun peut se reconnaître dans ses petites et grandes passions.  
On notera aussi, chez Ithaque, le recueil "Chansons et textes de scène" qui réunit ses textes écrits de 1973 à 1993.

Sa dernière publication est un livre d'entretien passionnant avec François André, "Le Miroir et la vitre", où le chanteur - et l'homme - détaille ses façons de voir et de vivre le monde, le temps présent, l'amour et la révolte, l'amitié et la fraternité. Il y explique ses débuts, mais surtout son positionnement poétique alors que régnait la chanson yéyé d'un côté et la poésie de laboratoire de l'autre. Sans oublier d'évoquer les grands ainés, Léo Ferré, Brassens, Bertin, et les proches comme Vasca, Bénin... Réflexions sur la poésie, le langage, qui touchent aussi à la morale, celle, toute simple, des femmes et des hommes soucieux d'être justes. Le titre est aussi celui d'une chanson. "J'ai écrit cette chanson, Le Miroire et la vitre, explique Bruno, pour montrer que le poème, s'il voulait concerner les autres, devait s'adresser d'abord à celui qui l'écrivait. Sinon, aucune identification ne pouvait s'opérer."

Pour écrire directement à Bruno  : e.mail : brunoruiz@free.fr
Pour connaître le détail de la bibliographie de Bruno et p
our en savoir plus, notamment sur les tournées en cours, rendez-vous sur le site : http://sitebrunoruiz.com
Pour tout ce qui concerne la diffusion des récitals, et la distribution des livres de Bruno Ruiz : Marie-Annick Bault. Association Le Puits 33, rue Française 31400 TOULOUSE Tel : 05 61 20 00 95 / 06 84 30 51 44 Fax : 05 61 20 28 47 e.mail : lepuits@wanadoo.fr


Une métaphore du poème


On marge de son récital « Maintenant », Bruno Ruiz publie un long entretien avec François André, « Le Miroir et la vitre ». Il y interroge avec une grande honnèteté et beaucoup d'intelligence les rapports de la chanson et de la poésie et sa propre démarche. J'y relève ce passage, qui me semble très éclairant,


« Je suis bouleversé au point de pleurer à chaque fois que je vois la dernière scène du film de Mikhail Kalatozov, Quand passent les cigognes. On voit l'hé­roïne chercher son fiancé qui est mort à la guerre. Nous on le sait, mais elle ne le sait pas encore. Elle est là, heureuse avec son bouquet de fleurs blanches dans les bras sur le quai de la gare. Un soldat la reconnaît et lui annonce soudain la mort de celui qu'elle aime. Alors elle se met à pleurer au milieu de la foule en fête, puis, progressivement, dans un magnifique tra­velling arrière, on la voit retrouver le sourire en redistribuant une à une les fleurs de son bouquet aux joyeux inconnus qui l'entourent et qui ne se rendent pas compte de sa douleur.

J'ai mis longtemps à comprendre pourquoi cette scène me bouleversait autant. Je crois qu'elle est la métaphore parfaite de ce que je crois être le poème. L'expression d'une douleur impartageable qu'il nous faut pourtant absolument nommer, non seulement pour s'en libérer, mais aussi pour rejoindre les autres, pour la redistribuer au reste du monde.

La douleur n'est pas transmissible, mais son expression poétique nous donne l'illusion d'être moins seuls et d'appar­tenir à la communauté des hommes. L'art est à ce prix. Tout le reste n'est que divertissement. »

Bruno Ruiz. Le Miroir et la vitre

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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 14:21

Georges Drano ou la difficulté d'habiter le monde  

 

Georges Drano vient de faire paraître "les Feuilles du Figuier". Retour sur la vie et l'oeuvre de ce poète né en 1936 à Redon (35), qui a vécu en Bretagne jusqu'en 1993 et réside maintenant dans l'Hérault. Qui fut enseignant, organise et présente régulièrement des lectures publiques et participe à l'organisation de festivals de poésie (A la Santé des Poètes, les Voix de la Méditerranée). Et qui a obtenu le Prix de poésie Guy Lévis Mano en 1992.

Avec plus d'une vingtaine de recueils publiés (la majorité chez Rougerie), Georges Drano, en 40 ans, a construit une œuvre à l'expression serrée. Ce parcours, les éditions L'Idée bleue (ex Dé Bleu. 96 pages. 13.5 €) nous ont proposé de le redécouvrir à travers un choix de poèmes effectué par Serge Meitinger (également auteur de la postface). Cette anthologie, " Pour habiter" a puisé dans les principaux livres, depuis Le Pain des oiseaux jusqu'à Un mur de pierres sèches en passant par Grandeur nature, Visage premier, Présence d'un marais, La Maison conduit à la terre ou Salut talus. Elle met en évidence une cohérence qui s'est affirmée de livre en livre.


Loin de la ruralité convenue

L'univers de Drano est terrien, pour ne pas dire rustique, mais s'établit bien loin des clichés et de l'essentialisme de la ruralité convenue. Le lyrisme des premiers recueils a très vite cédé la voie à une écriture de quête où présence et distance se disputent les manières d'être.
A ce propos, Serge Meitinger parle de « deux extrêmes qui se trouvent tous deux récusés : d'une part un mode de vie paysan traditionnel, enclin à l'autarcie et à l'esprit de clocher, la structure familiale renforçant l'enfermement et le refus de l'horizon, et de l'autre, une modernisation calculatrice et rationalisante mais sans âme ni sens de la terre » (à propos de la défense du bocage).

Un rapport intelligent au pays et au paysage s'est perdu, les hommes ayant « rompu leur alliance avec le geste de semer, celui de moudre ou de prendre du repos » et laissé le productivisme appauvrir la terre


« Pas de battement d'insecte,

pas d'envol.

Il fait nuit, la terre s'épuise.

Seule en surface tourne

la roue vertigineuse des rendements ».

Mais penser la nature hors de l'histoire est aussi une illusion. Ainsi, le mur de pierres sèches qui s'effondre avec le glissement de terrain rappelle-t-il qu'il n'est pas là de toute éternité et ne peut y demeurer sans le travail humain (« Nous le pensions au-dessus, hors d'atteinte, accordé au temps »).
S'inscrire dans le pays, c'est en fait se situer dans une mobilité, un courant, un passage. On s'ancre moins chez Drano, qu'on ne cherche à habiter ces « brèches par où s'annoncent les échanges » qui relient l'ici et l'ailleurs, le dehors et le dedans.

Difficulté d'habiter, oui. Le monde comme sa propre vie, et ses mots. On ne s'installe pas plus dans la maison ou le pays que dans le présent ou dans la langue (« repris par l'existence, nous sommes chargés d'achever le récit qui en ce lieu ne cesse pas »). L'analogie, dans cette œuvre, entre le pays approché et la langue, est constante. Au point qu'on ne sait plus toujours faire le départ :

« A hauteur de la bouche, le talus 
enclos et encolure de l'herbe 
Et derrière le talus 
la terre retournée dans les mots. »


Analogie qui passe souvent par la marche car, tandis que le pays ne se conçoit que dans le mouvement, l'accompagnement des métamorphoses,  « la parole est ce qui avance dans le corps. » Et la poésie est cet engagement pour être, et pour faire exister des pays (le marais salant par exemple). Une façon de faire exister ensemble l'homme et la terre, la nature et l'histoire, le village et l'horizon.

 


A Monpeyroux en juin 2000, Nicole et Georges Drano, Jacqueline Roques, Henri Heurtebise et M.B.




A propos de quelques recueils


Dans le passage et la nuit 
(Rougerie éd. Dessins de Jules Paressant)
« L'aboiement du chien nous saisit la gorge.» Ou, si l'on préfère, nous agace la langue : face à lui, nous manque la parole. C'est du moins ce que semble nous dire Georges Drano dans ce recueil. La constellation du chien l'occupe tout entier : l'animal réel et mythique, mais aussi les étoiles, que la nuit fait sortir également et qui, le jour venu, « tombent dans la lumière ».

Cet être crépusculaire du passage et de la nuit se décline ainsi sur plusieurs registres, mais en conservant son mystère, ses connotations, sa symbolique et ses pouvoirs: « dans la nuit le chien / a touché l'os / l'étincelle ». Ce qu'il a à nous apprendre est souterrain, quasi tellurique (« pour connaître la partition, il faut crier jusqu'aux os de la terre déposés en soi »), car cet éclaireur « lève la trace de la nuit ». Le chien « descend dans les boues », mais aussi « disparaît dans le paysage. Il s'échappe, reprend ses odeurs, appartient au vent ». Il est l'informulé, l'obscur en nous, l'être aux abois, métaphore multipliée de tout ce que la parole cherche et fait disparaître en le nommant, comme le jour éteint l'étoile.


« Dans l'inépuisable obscurité

il écoute ce qui aurait été dit

et se garde à distance

pour vivre de notre silence.»


Langage impossible, cri et poème à la fois, il désigne le lieu nocturne d'où l'on parle.


« Chien sifflez vos maîtres!

Après tant de retards

ils sont à l'intérieur d'eux-mêmes

à leur rencontre

Mordez l'obscurité de leur langue.»


Quand la parole s'étrangle parce que les mots manquent, ce n'est donc pas un chat, mais un chien que nous avons dans la gorge !

 

Tenir  (Rougerie)

« La route du village annonce / Un retour dans ce qui est nommé. » Ainsi s'approche le village qui est au cœur de ce recueil, par une ruelle en pente et un chemin de mots.

Village familier, comme l'est la maison dont il est aussi beaucoup question, ou encore le jardin. Ce sont là des lieux, mais tout autant des « personnages » avec leurs caractères et leurs mystères. Le principal, pourtant, reste derrière les portes et se dérobe. « Qui est là sous le toit ? » est une question récurrente autour de la figure centrale de l'absence. « Celui qui ne revient pas / ne cesse de nous attendre / au moment où nous rentrons. »

On peut y lire un impossible deuil, mais aussi un perpétuel combat contre (et avec) le silence. « Ce que nous levons de mots ne guérit pas de l'absence » : comme souvent chez Drano, l'ancrage dans la terre et dans les lieux se double d'un ancrage dans la langue. Racines mêlées, entremêlées.

La parole - les mots, la poésie - est ce qui permet de tenir (et c'est là, ne l'oublions pas, le titre du recueil) : tenir bon, tenir la route, tenir la voix. « Ce qui disparaît de nous-mêmes / c'est ce qui ne parle pas », affirme Georges Drano et, a contrario, ce qui parle permet aussi de tenir la vie dans les mots. Une vie toujours fuyante, une présence toujours à reconstruire.

Il s'agit donc, pour tenir, de revisiter : le village, le jardin, la maison et la parole, toujours - « A reconnaître / A redire / Nous durons ». Toute voix humaine s'approche et se perd de même, l'écriture serrée, dense de Georges Drano nous le rappelle avec force, d'un recueil à l'autre. 

Lisons-le encore un peu :

« A tout moment, villages, jardins et autres lieux entrent dans le silence où ils se renversent.

Les paroles que nous mettons en terre les consolident.

C'est l'empierrement du chemin jusqu'au seuil où la lumière monte avec le jour que tu appelles tenir. »

 

Les feuilles du figuier (Atelier du Hanneton)

Joli petit livre fabriqué par un typographe, à l'enseigne de l'Atelier du Hanneton (Les Presles. 26300 Charpey), et rehaussé d'un dessin d'Henri Leviennois, ce nouveau recueil de Georges Drano chante un arbre du Midi, le figuier (chacun sait que le soleil est dans les figues) qui est un arbre bien réel (Drano cite précisément ceux qui l'ont inspiré, sur l'ancien chemin de St Privat, à Canet au bord des vignes, ou à Banalmadena), mais aussi toute une ramure symbolique où la lumière et l'ombre bleue se jouent à la « liaison de la langue et du fruit ».

L'évocation sensuelle de cet arbre dans « la clarté charnelle de la terre » se conjugue ainsi avec les métaphores des « nuits sans tourment » où « seules brillent les figues au ciel des arbres » et « où le temps ne peut rien reprendre ».

Car le figuier « retient la dimension du temps ». Il nous parle à la fois d'éternité et nous aide à « tenir dans la main / le temps où nous sommes ». Méditation et présence. A l'aisselle des feuilles, les fruits invitent à savourer la terre :


« Ne plus chercher

Les mots tendres

mais mordre ».

Mais le figuier dans son immobilité creuse aussi notre intériorité. Drano l'approche dans cette ambivalence, « quand la main du dehors / saisit le fruit du dedans ». Sans oublier le désastre écologique en marche.

Car le monde où l'arbre croît s'inscrit aussi dans l'histoire des hommes et le figuier est menacé d'être abattu par une modernité qui ne sait que « marcher tout droit sans voir plus loin ».

Michel Baglin

 


A Lodève (Voix de la Méditerranée) avec Jean-Luc Pouliquen et M.B.


 

 

Bibliographie

  • Temps autre temps, poèmes, Éd. la Porte, 2009
  • Premier soleil sur les buissons, poèmes, Éd. Rougerie, 2009
  • Ô sables (éd. La Porte) 2006
  • La chambre du lac (acryliques de Jacques Galey, éd. Les Cent Regards) 2006
  • Pour habiter, poèmes, post face de Serge Meitinger , éd. Le Dé Bleu 2006
  • Le murmure de la vigne, éd. La Porte, 2005
  • La route, éd. La Porte, 2004
  • Tenir, éd. Rougerie, 2003
  • Le col au vent, éd. La Porte, 2003
  • La charette au charbon, éd. La Porte, 2001
  • L'autre jardin, éd. La Porte, 2000
  • Village, éd. La Porte, 1998
  • Dans le passage et la nuit, éd. Rougerie, 1998
  • Salut talus, éd. Rougerie, 1994
  • Eau tirant les rêves, Groupement culturel breton des pays de Vilaine, 1990
  • Présence d'un marais, éd. Rougerie, 1990
  • La Lumière sous la porte, éd. Rougerie, 1987
  • Pièces d'une même porte, éd. Folle Avoine, 1987
  • La Maison conduit à la terre, éd. Rougerie, 1982
  • Le chemin du jour touche au chemin de la nuit, éd. Rougerie, 1978
  • Présence d'un marais, éd. Rougerie, 1975
  • Poèmes choisis, éd. Verticales 12, 1975
  • Eclats, Rougerie, 1972
  • Inscriptions, HC, 1971
  • La terre plusieurs fois reconnue, éditions Du Seuil/Ecrire, 1968
  • La hache, Rougerie, 1968
  • Parcours, Rougerie, 1967
  • Visage premier, Rougerie, 1963
  • Grandeur nature, éditions Sources, 1961
  • La pain des oiseaux, éditions Sources, 1959 

 


 

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23 février 2009 1 23 /02 /février /2009 18:42

 Jean L'Anselme, à tous vents

Je ne sais si « le printemps sera plus tôt » cette année comme l'annonçait Cadou, mais il sera drôle, c'est du moins ce que nous promet le Printemps des poètes, la manifestation nationale qui a choisi pour thème de 2009, « En rires ».
Autant dire que ce devrait être la fête à L'Anselme (Jean), qui continue de ne pas se prendre au sérieux en se revendiquant « Con comme la Lune », titre de son dernier recueil paru chez Rougerie éd.
L'occasion d'un petit tour sur les chemins de traverse de cet auteur iconoclaste, inspiré par l'Art brut et les gens ordinaires, poète sans dieu ni maître, burlesque et goguenard. 


Poète prolixe, adepte de l'Art brut (et ami de Dubuffet), passé par l'École de Rochefort, Jean L'Anselme  qui n'a cessé depuis des décennies de pourfendre la pédanterie et la prétention (il cite volontiers Derain affirmant que « le grand danger pour l'Art, c'est l'excès de culture »), usant avec gourmandise et provocation du calembour pour mieux tenir à distance l'élitisme, jouant du coq-à-l'âne pour mettre la dérision au service de l'humour, militant de « l'art pauvre », puis de « l'art maigre » pour s'ancrer dans le camps des humbles, se revendique désormais de « l'art con »...
Bref, cet iconoclaste, burlesque et généreux, sarcastique et goguenard (mais on dira avec lui que  derrière les rires, « il y a toujours un peu d'humanité qui traîne ») possède cette vertu rare chez les poètes : la modestie.

Écoutons ce qu'il dit des « Songe-creux », en forme de conseil à un jeune poète :


"Ils brandissent jusqu'aux cieux leurs bras sarmenteux

en proférant des cris aussi vains qu'un silence.

Ils brassent les mots comme on brasse du vent,

des mots qui, face au vide, hésitent un instant

puis s'envolent innocents, futiles et anodins

avec la consistance d'un pet de sacristain.

Poète, c'est ainsi que sont les grands poètes !...

Les chiants désespérés sont les chiants les plus sots

 et j'en sais d'immortels qui me laissent sans mots."

 

Pourtant,  son propos et son engagement ont du fond, les entretiens ici et là publiés (notamment dans le numéro de la collection « Fresque d'écrivain » des éditions du Soleil natal que lui consacre Michel Héroult) le prouvent. Tout comme son analyse aussi subtile qu'iconoclaste de la poésie de circonstance dans « Con comme la Lune ». Et sa lucidité est subversive : « Mes luttes sont devenues avec l'âge moins tapageuses, car je trouve risible, maintenant, de vouer Pinochet aux gémonies avec un stylobille, devant un feu de bois du côté de Bécon-les-Bruyères. Et, comble de ridicule, avec des tirages de 1200 exemplaires ! »

 Ce qui ne l'empêche nullement d'être toujours solidaire. Notamment des petites gens contre les « gros », des anonymes contre les hommes de pouvoir. Car cet adepte de la « poésie sans poème » qui pourfend les « lin-cuistres », cet ami de Chaissac est bien un libertaire dans l'esprit sans dieu ni maître d'un Prévert ou d'un Allais.  

Ses textes, proses, saynètes et poèmes, s'inspirent du réel le plus quotidien pour se moquer de nos manies et des siennes. Mais s'il affectionne les jeux de mots, les calembours et les pastiches, s'il s'amuse souvent avec bonhomie, voire tendresse, de nos travers, L'Anselme manie aussi l'humour corrosif pour dénoncer l'exploitation, la déshumanisation, les pouvoirs et les ridicules de la société de consommation ou des artistes qui « se la jouent ».

 

 "Je ne suis jamais du côté du manche

Mais toujours du côté des cognés.

Pas du côté matraque

Mais avec les coudes relevés.

Pas avec les puissants

Mais avec les emmerdés"

 proclame-t-il comme une profession de foi.

  

Son « Art poétique » donne par ailleurs le ton de son oeuvre :

 

Vingt fois sur le métier
dépolissez l'ouvrage,
un vers trop poli
ne peut pas être...au net.
Méfiez-vous des vers luisants !
Faites du vers dépoli
votre vers cathédrale.
un poème au pied bot
ne peut être que bancal.

 

Ses recueils sont à déguster à la bonne franquette. Ainsi, celui intitulé « Le Ris de veau » et sous-titré « Éloge du laid, cuisine et recettes ». Il réunit des poèmes, des textes en prose et quelques aphorismes jalonnant un itinéraire de près de 50 ans. Le calembour y est roi, le mauvais goût parfois cultivé, mais on y sourit et on rit souvent, et comme chacun sait, cela n'empêche ni à la tendresse, ni à l'émotion, ni même à une saine révolte de s'inviter à la table du bon vivant.

Le détournement de publicité y est aussi fréquent et le poète à ses « alcools », comme Apollinaire évoqué dans ce « Chant d'espoir d'une mère affligée » :

 

«Ah Dieu! que la guerre est jolie

avec ses chants ses longs loisirs »

écrivait Apollinaire contemplant

les éclairs d'un bombardement.

 

« On rit car on perd nos fils »

soupire la mère Picon

qui trouvait ça très triste

d'entendre parler si con.

 

Ce moquant plus facilement de lui-même que d'autrui, L'Anselme sait à l'occasion avoir la dent féroce ; son curriculum ne précise-t-il pas, entre autres : « entré dans la Résistance dès janvier 41 pour éviter l'affluence de 1944 ». Il y a certes à boire et à manger dans cette auberge, mais on y passe un bon moment et les poètes ne sont pas toujours de si bons compagnons !

Michel Baglin
 


L'Anselme à tous vents

L'Anselme à tous vents est le titre du CD et livret du spectacle conçu sur des textes de Jean L'Anselme par Martine Caplanne et Métélok (Escalazur)


Après Cadou, Guy d'Arcangues, Yves Heurté, Supervielle, Victor Hugo et de nombreux poètes contemporains, Martine Caplanne a changé de registre en interprétant Jean L'Anselme. Le CD qu'elle a édité est en fait l'enregistrement du spectacle qu'elle propose en tournée (avec son compère comédien Métélok), spectacle conçu à partir d'extraits de « Le Ris de veau » et de « L'Anselme à tous vents », deux recueils parus chez Rougerie. Les textes de L'Anselme sont tantôt dits (et joués), tantôt chantés, le tout entrecoupé des rires d'un public sous le charme.

Engagé avec le sourire, Jean L'Anselme laisse transparaître un lyrisme dépouillé de tout pathos  et d'effets de manches et, surtout, une vraie fraternité avec les humbles, les ordinaires, les gens. C'est ce double aspect que Martine Caplanne et Métélok ont su mettre en lumière sur les planches en jouant à la fois des registres de la cocasserie et de l'émotion à fleur de (bons) mots. Avec la même simplicité que l'auteur qu'ils servent.





Le CD, accompagné du livret du spectacle, est à commander (15 euros) à Escalazur, Domaine de Migron, Appt 203. 64200 Biarritz.

 

 Sa vie


Jean-Marc Minotte alias Jean L'Anselme flirte aujourd'hui avec les 90 printemps. Né dans la Somme (« bête de somme », donc), le 31 décembre 1919, dans un milieu modeste auquel il est resté très attaché, il fut sportif de haut niveau (international de handball), entra dans la Résistance dès janvier 1941 (« pour éviter l'affluence de 44 »), devint instituteur puis passa 40 années au service du Livre au ministère des Affaires étrangères.

S'il a approché la poésie au contact des amis de l'École de Rochefort, côtoyé Éluard, Aragon, etc. c'est surtout sa rencontre avec Dubuffet, Gaston Chaissac et l'Art Brut qui a bouleversé et réorienté son écriture.

 

 

Ses œuvres principales

 

Chez Rougerie:

La danse macabre, 1950, épuisé

Clés de cadenas de la poésie, 1953

Au bout du quai, 1959

Du vers dépoli au vers cathédrale, 1962, épuisé

Mémoires inachevés du général Duconneau, 1969, épuisé

Les poubelles, 1977, épuisé La France et ses environs, 1981

L'Anselme à tous vents, 1984. Prix de la Société des Gens de Lettres

Pensées et proverbes de Maxime Dicton, 1991

Le Ris de veau, 1995, épuisé

La Chasse d'eau, 2001, épuisé

Ça ne casse pas trois pattes à un canard. Et après?, 2005

 

Chez des éditeurs différents:

Poésie

À la peine de vie, L.E.C., 1947

Le Tambour de ville, L.E.C., 1948, Prix Apollinaire

L'Enfant triste, Éd. Pierre Seghers, 1955

The Ring around the world, Rapp and Carroll, Londres, 1957

La Foire à la feraille, Les Éditeurs Français Réunis, 1974, Prix de la Société des Gens de Lettres

 

Prose

Le Caleçon à travers les âges, Éd. Vodaine, 1966

 

Albums pour la jeunesse

On vous l'a dit, Éd. Robert Delpire, 1955

Pierre et le Hibou, Hachette, 1972

Qui parle de bonheur, École des Loisirs, 1977

 

Étude

L'humour raconté aux (grands) enfants, Éd. Enfance Heureuse, 1988

 

Monographie

Jean l'Anselme, aujourd'hui, Éd. Soleil Natal; Coll. Fresque d'Ecrivain, 1997.

 

Colloque

Jean L'Anselme. Pour de rire et pour de vrai... Actes du Colloque de l'Université d'Angers. Presses de l'Université d'Angers, 2003.


Jean L'Anselme a obtenu le Prix Apollinaire dont il a été membre du jury.

Bien sûr, il figure dans de nombreuses anthlogies, même s'il a déclaré:

« Quand une anthologie paraît, tout bon poète (ou mauvais) s'y précipite pour constater qu'on l'a oublié une fois de plus. »

 



Quelques textes extraits de "Con comme la Lune"
 

 

Dans mon village on a mis

le commissariat rue de la Liberté,

le cimetière rue de l'Égalité,

l'École rue Joyeuse

et l' Avenir en impasse...

 

Puis, moi, rue des Félibres

près de la rue Mistral

et de la rue de Provence!

 

Je n'invente rien.

 

*** 

Quand l'amour se rouille

L' amour c'est un peu comme un col de chemise,

quand l'amidon s'en va le tissu devient mou,

piteux comme un torchon qu'on sort de la lessive

usé d'être mâché comme un caramel mou.

L'amour a le destin de ce col de chemise,

à quoi sert d'effacer l'effet des détergents,

quand il n'y a plus d'apprêt, ce n'est plus comme avant.

 
*** 

 De fièvre ou de torture

 Pour combattre la mort

faites la grève de la fin.

A tisonner le « feu »

on se retrouve en cendres.

À quoi sert de mourir,

il faut partir à point.

 

***  

Don d'organes

Je donne ma main à ma soeur kinésithérapeute,

je donne mes tripes à Caen,

mon cœur aux restos,

mes reins sûrs aux caniveaux.

Je donne ma tête de lard à l'art,

je donne mon foie aux morues,

mes yeux à Michèle Morgan,

mes dents à Adam

et ma langue au chat d'Ève.

Je donne mon sang impur aux microsillons.

Je donne mon cul à ma chance qui en a besoin.

Je donne mes jambes à mon cou

et mes bras autour du tien.

Je donne mon dernier souffle au bouche-à-bouche,

je donne mon pied à ma maitresse,

je donne mon âme. Adieu.

Et ce qui reste aux chiens.

 ou

COMMENT ÉCONOMISER

UN ENTERREMENT


*** 


Pendant 500 000 km, la fourgonnette 4 CV des Éditions Rougerie a sillonné les « quatre coins de l'hexagone » pour distribuer la production dans les librairies. Jean L'Anselme lui rend ainsi hommage :

 

LA LÉGENDE DE LA VIEILLE RENAULT

 

La vieille Renault de guerre revint,

portant ses tripes dedans ses mains.

Rougerie était sur le créneau

qui voit venir sa vieille Renault

 

Dites-moi, ma mère m'ami

que pleurent nos poètes ici?

Ils pleurent la F4 des Rougerie

qui ne quittera plus son abri.

 

Et pourquoi, ma mère m'ami

Pour quat' chevaux pleurer ainsi?

Parce que si s'en va l'outil

Y aura plus de livres en librairie.

 

Dites-moi, mère m'ami

Pourquoi j'entends cogner ici ?

Ce sont les Rougerie nez dans le moteur

asticotant les ch'vaux vapeur.

 

Terre entends-tu, terre que crains-tu

pour cette vieille Renault fourbue?

Que ses 500 000 au compteur

aux poètes ne portent plus bonheur.

 

 ***

 
POÉSIE- MODE D'EMPLOI  (extraits)

 

 La poésie, on ne sait pas ce que c'est, mais on la reconnaît quand on la rencontre.

 

 La poésie, c'est mon cousin Anicet. Sa mère disait toujours de lui en levant les yeux: « C'est un poème », en prenant le ciel à témoin et sa tête entre ses mains.

 

Le poète c'est quelqu'un qui se lève la nuit pour écrire. D'autres se lèvent pour d'autres raisons mais l'envie est aussi urgente.

  

Le poète est bien placé pour vous dire qu'entre un méconnu et un mec connu, il y a tout un monde.

 

Le laid n'est pas si moche, c'est pas ce qu'il y a de pis, c'est avec du laid que je fais mon beurre.

 

La mauvaise poésie est très utile car elle met la bonne en valeur.

 

Si le style fait l'homme, le style haut ne fait pas l'auteur.

 

Langage châtié, langage châtré.

 

Si vous voulez échapper au convenu, aux convenances, au compassé, aux complaisances, au compliqué, aux conventions, au conformisme, aux contraintes, écrivez « con ».

 

 Il faut garder au style ses saveurs naturelles. Vive le style «bio » ! Non au style ampoulé... aux hormones.

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6 février 2009 5 06 /02 /février /2009 16:26

 

Gabriel Cousin :
la poésie pour "dérober le feu"


Dès la publication de l'Ordinaire Amour (1958), Gabriel Cousin surprenait lecteurs et critiques par les sujets et le ton de sa poésie. Préfaçant la réédition du recueil en 1982, Georges Mounin soulignait ce qu'avait eu pour lui d'étonnant et de novateur ce  «poème du couple» attaché aux «émotions authentiques de la vraie vie à deux» : sa capacité d'intégrer des sujets esthétiquement inavouables, voire tabous en poésie, tels que l'accouchement sans douleur, les hiatus amoureux, le travail, les enfants qui grandissent, les deuils familiaux, etc. Claude Roy le rejoignait, notant qu'«il y a aussi des sentiments, des émotions modernes qui attendent que la poésie s'en empare et qu'un poète les dise», pour estimer que Cousin l'avait fait. Quant à l'écriture, manifestement «ouverte à tous» et directe, on ne put que constater qu'elle détonnait dans le formalisme ambiant. Cousin évoquait le quotidien - le sien et celui de ses proches - avec une force et une simplicité désarmantes.



Un poète de l'amour 

Gabriel Cousin est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages en poésie et d'une quinzaine de pièces de théâtre, jouées en France et à l'étranger, dont plusieurs adaptées à la radio et à la télévision. Georges Mounin a pu parler de « cette tranquillité dans les grands sujets chez un de nos meilleurs poètes contemporains ». Adamov, saluer « quelque chose de neuf, de vaste et de sûr ».

Ouvrier métallurgiste à l'âge de 13 ans, Gabriel Cousin est né dans Ie Perche en 1918. Athlète de compétition, puis professeur d'éducation physique, il a vu sa carrière sportive interrompue par la guerre de 1939 et la captivité en Autriche. On peut lire dans sa biographie :
« A la Libération, il forme avec Jacques Lecoq les "Compagnons de la Saint-Jean" créant de grands spectacles populaires dans l'esprit de Jacques Copeau. A Grenoble, en 1945, il rencontre Jean Daste, anime avec Joffre Dumazedier la première équipe de Peuple et Culture et participe au mouvement de décentralisation de l'après-guerre. II milite au PCF et avec René Dumont, contre la faim dans le monde et la bombe atomique. Vers 1948, alors qu'il a 30 ans, il commence à écrire des poèmes et des articles sur les rapports de la culture et du sport, encouragé notamment par Paul Léautaud et Claude Roy qui lui fait publier sa première plaquette de poésie chez Seghers. En 1962 c'est la rencontre décisive avec Georges Mounin qui lui révèle son thème majeur "L'amour" et fait éditer chez Gallimard. En parallèle, il écrit pour le théâtre. Jacques Lecoq le met en scène et il est à l'affiche du TNP par Jean Vilar.»

L'Ordinaire amour, Nommer la peur, Au milieu du fleuve, Poèmes d'un garnd-père pour de grands enfants, Variations pour des musiques de chambres, sont ses principaux recueils.

« Je lirai désormais tout ce que je verrai de ce poète ! » lançait Supervielle. Et Claude Roy a écrit que « Cousin démontre qu'il y a aussi des sentiments, des émotions modernes qui attendaient que la poésie s'en empare et que le poète les dise ». Robert Sabatier lui écrit : « Toute cette clarté, cette luminosité qui baigne vos poèmes m'apportent un bain, une douceur, une tendresse, et aussi la poignante lucidité de poèmes déchirants. » Et Pierre Emmanuel dit : « Vous avez toujours été, vous êtes de plus en plus un poète de l'amour ».


 

Dérober le feu

En 1998 j'ai effectué pour Louis Dubost et le Dé Bleu éd. un choix de textes publié sous le titre de Dérober le feu. Voici la préface que j'écrivis pour l'occasion

Gabriel Cousin a continué, et l'on continue de s'interroger sur le mystère d'une œuvre si riche d'humanité et d'émotion contagieuse et si pauvre de moyens. Car sa poésie, pour être une forme de célébration souvent, ne se veut pourtant pas chant : le rythme ni la prosodie n'y jouent un rôle véritablement significatif. Les images, elles, demeurent assez peu élaborées, plutôt comparaisons que métaphores. Si ce n'était le souci de la brièveté, de l'expression ramassée, Cousin, formellement, tendrait vers la prose. D'autant que ses sujets, tirés de faits, de situations particulières et d'anecdotes, l'inclineraient à la narration (n'oublions pas qu'il est aussi auteur dramatique). Ici, la parole ne se cherche pas, obscure à elle-même, en s'élaborant dans sa propre quête de lumière. Non, elle semble couler de source, s'efforçant seulement à rapporter avec persuasion, au plus près, les gestes et les sentiments qui en sont l'origine. «Les découvertes de Cousin sont antérieures aux mots qui les énoncent, mais qui ne les fabriquent pas», écrivait encore Georges Mounin.

Semblable aux autres

Cependant, Gabriel Cousin nous livre indubitablement des poèmes. Non pas lyriques, mais sensibles. Sans fulgurances, mais sûrs de leur évidence et de leur rayonnement. Forts de leur charge d'humanité, ils savent qu'ils partagent. Et c'est assez. Assez pour que le poète se risque dans le dépouillement, assez pour que son lecteur adhère. La poésie de Cousin se fonde ainsi, pour l'essentiel, sur sa justesse. La lire, c'est se retrouver immédiatement en terrain familier, entrer de plain-pied dans l'expérience commune des hommes, la plus humble et la plus universelle. C'est reconnaître des situations et des réactions à leur vérité. Elle n'a pas pour ambition de nous enseigner, mais de raviver les couleurs de notre relation au monde, aux autres, aux objets. «L'image exacte, souvent insolite, illumine moins la chose même que votre rapport à elle, médiatrice entre vous et vous ; tout est centré en ce je plus grand que vous-même», écrit Pierre Emmanuel à Gabriel Cousin, dans une lettre-préface à Au milieu du fleuve.

Le poème de Cousin, en effet, est un poème de verre : il ne dissimule rien et l'auteur y vit au regard de tous. Non par impudeur, mais par conviction que les vies privées se ressemblent et n'ont, somme toute, dès lors qu'on a entrepris la propreté de son cœur, rien à cacher. Aussi peut-il nourrir son œuvre de sa biographie sans complaisance narcissique. Bien peu d'égocentrisme entre dans cette démarche : Cousin se croit suffisamment semblable aux autres pour, non sans candeur, être assuré qu'il leur parle d'eux lorsqu'il parle de lui. Voilà sans doute pourquoi sa poésie, extravertie, sans inhibitions, au moins apparentes, nous semble d'emblée proche et chaleureuse : elle est un acte de foi en la fraternité des hommes.


Des origines modestes
Populaire, elle n'est pas sans orgueil. Gabriel Cousin, qui fut ouvrier métallurgiste à 13 ans, athlète, professeur d'éducation physique, conseiller technique et pédagogique pour l'art dramatique, rappelle volontiers ses origines modestes et son parcours d'autodidacte. Ce n'est pas fierté d'homme «arrivé», mais conscience de disposer d'une expérience riche et plurielle. Il m'affirmait en 1983, lors d'un entretien : «Je ressens et vis ma personne et mon existence comme une entité».
Cousin, qui n'ignore évidemment ni les failles, ni les blessures, n'est cependant pas véritablement déchiré. Et sa poésie n'est pas celle de quelqu'un qui se cherche au travers de ses différents visages, comme il est fréquent dans un univers social qui morcelle, fragmente, réduit l'individu. Elle laisse au contraire l'impression d'un homme qui s'accomplit en s'unifiant et fait bloc parce qu'il fait front. Ce qu'il a vécu, subi, et contre quoi parfois il s'est battu paraît l'avoir rassemblé, avoir densifié son être et sa parole.

Mais on voit qu'il construit l'un et l'autre sans repli sur soi et sans le secours de convictions trop assurées. Il ne s'est pas protégé pour éviter de se défaire. A l'inverse, il a ouvert portes et fenêtres pour l'accueil, sachant qu'il n'y a rien à perdre et tout à gagner à absorber le plus possible de réalité, en incorporant, en assimilant heurs, malheurs et désordres des jours. «La poésie ne doit pas être évasion, mais au contraire prise de conscience du monde et de la vie», affirme-t-il en introduction à ses Poèmes d'un grand-père pour de grands enfants.

Gabriel Cousin se veut donc - et ses poèmes nous veulent  - au monde. En prise avec le réel, dans une dynamique de création et de revendication. Engagé en actes et en mots, présent physiquement et intellectuellement, pesant sur la terre de tout le poids d'un homme qui croit le bonheur possible. Et qui, parce qu'il le croit, ne consent pas à l'aliénation, à la dégradation, à l'humiliation infligées à quelque personne ou peuple que ce soit. Sa révolte ne cesse de témoigner encore pour l'amour ordinaire, les couples menacés, ces proches de toute la planète auxquels on dénie le droit d'être heureux. Elle est - comme sa parole - vitale.


Un acte charnel, émotionnel

De là, sans doute, cette impression de formidable santé que nous laisse une œuvre pourtant capable de s'intéresser à la maladie, à la vieillesse et à la mort. Gabriel Cousin a pris le parti de la lucidité et de l'action, mais encore celui d'un être humain appréhendé dans sa globalité. Le corps est toujours présent dans son écriture, digne de respect et d'attention - Cousin est un poète très attentif - source de joie et d'accord avec l'univers. Je devrais d'ailleurs écrire les corps, car toute personne évoquée est approchée dans sa réalité physique. Le corps, qui devient chez lui support de valeurs, est une donnée première, et l'écrivain peut affirmer que «le poème est un acte charnel, sensuel et émotionnel, avant d'être une production cérébrale».
Il cultive sa gourmandise du palpable, du biologique, du palpitant, érotise son rapport à l'univers : toute vérité, comme toute émotion, pour lui est incarnée. Et le sport - pas le spectacle médiatisé, mais l'effort par lequel la personne se dépasse et se réalise dans l'harmonie du souffle et de la foulée - fournit le modèle d'une présence plénière au monde : corps et esprit s'y fondent. D'ailleurs, jamais Cousin ne les dissocie, «le sang rêve» et l'intelligence elle-même est sensuelle, la sérénité s'approchant quand «une perception universelle aiguise la conscience». Il n'introduit pas plus de dichotomie ici qu'entre la vie privée et la vie sociale, la nature et les hommes, l'avenir et le passé, l'intime et l'universel, l'ordinaire et l'extraordinaire, la poésie et le quotidien :  toute sa démarche d'homme et de poète tend à les fondre.


L'existence a du mérite
«Je dérobais le feu», dit-il, racontant sa première visite à une librairie. Le feu est partout chez Cousin. Comme principe actif et comme métaphore du vivant : les contraires y fusionnent, s'y résorbent en une énergie généreuse, une parole qui libère. Ce feu-là, il prétend seulement le transmettre, biologiquement bien sûr (à la lecture, on mesure l'importance que revêtent pour lui les naissances de ses enfants et petits-enfants) et poétiquement : ses poèmes, graves et fervents, sont des foyers où nos propres émotions, engourdies, se réchauffent et reprennent force.

Comme lui, nous avons tous une mémoire charnelle à raviver, des soleils posés sur notre dos qui nous accompagnent tout le jour et ne demandent qu'à être reconnus. Je crois que Gabriel Cousin peut nous y aider par une poésie qu'il veut franche, voire naïve parfois, et qui s'avère finalement très confiante. Trop, diront certains. Mais nul ne peut nier sa force persuasive quand elle célèbre, en chacun de ses lecteurs, sa part d'humanité et sa chance d'être homme, où lorsqu'elle répète son credo : l'existence a du mérite et «la vie est encore bonne».

Michel Baglin 


 

 

Gabriel Cousin et sa femme Hélène, en visite à la maison. A gauche, Henri Heurtebise et Jacqueline Rocques

 


 



A propos de L'Ordinaire Amour II 


L'Ordinaire Amour
aurait pu n'être qu'une mosaïque tirée de l'expérience du couple, une collection de brefs moments intensément vécus. Or c'est une célébration qui s'accomplit peu à peu, de page en page. Avec une tranquille assurance et une constante sobriété. L'amour physique s'y traduit sans pudibonderie ni ostentation, tout comme les accouchements, la naissance du désir, les infidélités, les enfants qui grandissent, la vieillesse, tout comme cette tendresse jamais mièvre parce qu'elle est la force de partenaires égaux dans la joie ou la souffrance. Bref, Gabriel Cousin traite de ce qui constitue l'ordinaire de l'amour, où il voit «la région connue mais inexplorée du couple» avec une inextinguible soif de réel.

Et c'est en quoi son recueil fait figure de célébration : les poèmes de Cousin, plus que tout peut-être, disent son amour de la vie, son plaisir sensuel d'être au monde, de se mesurer à sa générosité, à son exubérance, à sa cruauté parfois. Son recueil, d'une remarquable unité de démarche et de ton, est un chant qui se développe sans emphase et qu'il dédie à la santé des corps et des cœurs.

Ross Chambers, dans une étude qu'il lui consacre, note qu'on «imagine aisément un autre poète prenant son élan là-même où Cousin s'arrête». C'est qu'en effet celui-ci n'a cure d'expliquer ou de filer la métaphore. Il ne tente guère de tirer parti d'une connivence qu'il sait immédiatement instaurer avec son lecteur. Cette connivence-même lui suffit. Elle procède de choses connues mais qu'il a su réactiver. Et toute son ambition est de leur rendre leur charge d'émotion et leur plénitude. Simplement, gravement, Gabriel Cousin est le poète des évidences partagées. (Saint-Germain-des-Prés)

 

Bibliographie de Gabriel Cousin

 

Poésie

LA VIE OUVRIERE (Seghers, 1950)

L'ORDINAIRE AMOUR (Gallimard, 1958)

NOMMER LA PEUR, préface de G. Mounin (Oswald, 1967)

AU MILIEU DU FLEUVE, préface de P. Emmanuel (St Germain-

 des Prés, 1971)

ALCHIMIES DES VILLES (1975), MARIETTE (1975), DE LA

 POÉSIE (1976), VERMICULAIRE (1976), PREMIERES

 VARIATIONS POUR DES MUSIOUES DE CHAMBRES

 (1980), éditions de bibliophilie, de M. et A. PESSIN

 POEMES DUN GRAND PERE POUR DE GRANDS ENFANTS

 (St Germain des Prés, 1980)

 HELENE (La Corde Raide, 1980)

 VARIATIONS POUR DES MUSIGUES DE CHAMBRES

 (ed. L.O. FOUR, Caen, 1982)

 POEMES EROTIOUES (Le P.A.V.E., Caen, 1982)

 L 'ORDINAIRE AMOUR Il (St Germain des Prés, 1982)

 

Théâtre

L USINE (L'officine) oratorio-Pantomime

 THEATRE 1 (Gallimard, 1963) comprenant : LABOYEUSE ET L'AUTOMATE, L'OPÉRA NOIR.

 THEA TRE Il (Gallimard, 1964) comprenant: LE VOYAGE DE

 DERRIERE LA MONTAGNE, LE DRAME DE FUKURYU-

 MARU (2e version)

 CANCER SUR LA TERRE, montage spectacle

 VIVRE EN 1968, théâtre dans la rue (ed. Art et Education,  Lyon, 1969)

 L E CYCLE DU CRA BE (Gallimard, 1969)

 LA DESCENTE SUR RECIFE (L'Avant-Scène, 1971)

 CHANT POUR UN HOMME ET UNE FEMME DANS LA

 VILLE

 ORATORIO POUR UNE VIE (L'Avant-Scène, 1982)

 

 

Pour lire quelques poèmes de Gabriel Cousin, cliquer ici



Un entretien avec Gabriel Cousin

   

 

 Voici une interview que j'ai recueillie en 1983, et publiée dans Texture n° 14 .

 

On a parfois qualifié votre poésie de « populiste» en songeant tout autant à votre écriture directe, à votre volonté de communiquer avec le plus grand nombre, qu'à vos origines ouvrières. Ce soucis de clarté et de simplicité, pour être politique, n'exclut nullement une quête plus spécifiquement poétique  - explorer, défricher de nouvelles terres pour y planter « le nouveau blé du langage ». Comment avez-vous réussi à articuler ces deux exigences que certains ont voulu croire contradictoires ?

J'ai eu besoin d'appuyer ma communication sur un langage, de trouver des images qui, tout en étant témoignage authentique et compte-rendu de situations sociopolitiques, soient une transposition partant du réalisme pour aller vers un réel poétique. Il n'y a donc pas contradiction, mais au contraire tentative de synthèse entre l'action, sa réalité (le plus souvent terre à terre, sale, cruelle, bête, aliénante dans le quotidien) et le rêve. La projection d'une vie rêvée, pour pouvoir être exprimée, a besoin d'une transposition dans les images, dans l'agencement rythmique des mots : la construction du texte.

Me sentant profondément homme-citoyen (poète « en plus » ensuite), peut-être de par mes origines ouvrières et les luttes qui ont marqué ma jeunesse, j'ai éprouvé la nécessité de ne pas séparer la création poétique. de la vie, comme il est de mode, hélas, aujourd'hui de le faire. C'est le sens des appels de Rimbaud (« Changer la vie ») et de Lautréamont (« La poésie a pour but la vérité pratique » et « La poésie sera faite par tous »). Et si je ne me pose pas le problème « comment articuler cela ?», c'est que je ressens et vis ma personne et mon existence comme une entité.


Je voudrais rester encore sur le terrain politique : votre expérience de militant anticolonialiste a nourri vos poèmes comme votre théâtre. Georges Mounin, présentant Nommer la peur, rappelle que la poésie politique est une chose probablement plus difficile que la politique elle-même. Comment surmonte-t-on les difficultés rencontrées dans l'expression poétique d'une lutte sociale, d'un engagement ?

C'est d'abord et surtout la réception d'un fait, d'une situation sociopolitique (mais pour l'amour, l'érotisme ou la mort le processus est le même) qui m'empoigne. Cela crée un choc profond, perturbateur, qui m'angoisse ou m'exalte, me passionne tellement dans mon vivre qu'il y a nécessité vitale (pour moi) de le redonner, le cracher presque (il m'arrive d'être au bord de la nausée) avec des mots, sans me préoccuper de ce qui en sortira, ni de ce qui pourra être communiqué. Ensuite - si, après le premier jet, je discerne quelques possibilités de communication - le militant que je suis va tenter avec les armes du poète de faire que le sens de ce fait, de cette situation soit dégagé : tragique, dérisoire ou exaltant, nourricier. Cela me vient sous deux formes (je suis contraint de schématiser ici, bien sûr) : l'une, style pointe sèche, très serrée, coupante, austère, réduite à la respiration plus intérieure ; l'autre, un chant, un chœur même, lyrique, ample de respiration. A ce stade, et pour les deux formes, le poète-(militant) va travailler le texte en ouvrier, avec les outils du langage et des images. Ceci afin que l'expression soit la plus percutante, la plus chargée d'émotion.

Mais il y a de nombreux faits ou situations que je ne peux exprimer. Cela « vient » ou « ne vient pas » et se situe hors du vouloir/pouvoir.


Vous avez toujours compté parmi ceux qui se réclament d'une poésie de l'émotion et du vécu où le quotidien familial et social, où la sensibilité et l'érotisme tiennent une grande place. De fait, votre poésie est souvent intimiste tandis que votre théâtre, répondant aux nécessités de la construction dramatique, fait beaucoup plus appel au symbolisme. En quoi ces deux modes de création que vous avez privilégiée se rapprochent-ils ?

Il n'y a pas pour moi de séparation, de différence entre le théâtre et la poésie. Pour le théâtre, de nombreux critiques ont souligné l'alliance de ma vision poétique à mes visions scéniques. Il y a différence dans la structure, la construction, bien sûr, par rapport au poème et dans la recherche, pour le théâtre, de supports scéniques (danse, jeu, scénographie, etc.). La différence la plus importante serait peut-être, sur le plan du texte, l'utilisation au théâtre de plusieurs sortes de langages (lyrique, poétique, descriptif, populaire - sinon vulgaire - et chansons). Tel que cela se passe dans la vie, d'ailleurs. Mais mes sources émotionnelles - donc toujours mon moteur à l'expression - sont quasi identiques. Même si mon imaginaire organise, transpose, agrandit la vision, la base est la même. Le corps et le sang qui 1'irriguent sont vrais.

Quand, en construisant une pièce, me vient la vision d'une séquence de jeu ou de danse, c'est bien de poésie pour moi qu'il s'agit.


Le sport a joué un rôle capital dans votre vie. Est-ce lui qui vous a engagé dans la voie de l'expression personnelle et de la création ?

Oui, le sport a joué un rôle capital dans ma vie, et dans la formation de mon individu, d'une part. Il m'a conduit, guidé, soutenu dans la voie de mon expression personnelle et de la création, d'autre part. Il y a un rapport direct entre mon rythme intérieur, mon souffle et mon expression. Mes cadences respiratoires et cardiaques, déterminées par la charge émotionnelle, me donnent le rythme d'un texte ou d'une scène de théâtre.

Le sport m'a donné le sens : de l'organisation, de l'entrainement (reprendre sans se lasser, un geste, un texte), de la vision intérieure (l'imaginaire), de la beauté, du rythme (notion d'espace et de temps), de la concentration, de la générosité de son temps et de ses forces de la disponibilité aux sensations et émotions, du spectacle, etc.

Il m'a fait connaître (co-naitre) tous ces éléments internes qui sont essentiels, primordiaux, fondamentaux pour être (mais qui sont exclus de notre éducation et de la scolarité) et qui m'ont préparé à recevoir la pensée rilkéenne et à entrer en création dans l'écriture.


Dans la préface de
Au Milieu du fleuve Pierre Emmanuel vous qualifie de « poète de l'amour ». Il est un fait que, de L 'Oridinaire amour aux récentes Variations pour des musiques de chambres en passant par votre théâtre, vous n'avez jamais cessé d'interroger le couple, la quête sans fin de l'homme et de la femme pour « se rencontrer, se compléter, communiquer, s'animer, se déchirer ». Aujourd'hui, vous privilégiez vos poèmes érotiques, comme si vous tentiez de rendre compte du vécu de la manière la plus élémentaire. Est-ce une façon de marquer une méfiance à l'égard d'un langage qui dresserait un écran entre l'homme et le monde, et les autres ?

Je pense que la grande affaire des êtres humains (outre le sociopolitique qui détermine et conditionne nos vies) c'est la sexualité et l'amour. Cette quête pour une complémentarité. Cette quête contre la solitude et la mort. Et je tente d'en rendre compte d'une manière simple, presque élémentaire. Et non pas spécialement métaphorisée. Cependant, je ne le cherche pas. Ils me viennent ainsi, dans cette forme que j'ai décidé d'expérimenter en espérant être le plus véridique possible.

Car il s'avère qu'il est particulièrement difficile de parler, d'exprimer la sexualité, la volupté, l'érotisme. Ou bien on dérape et on s'enlise dans un vocabulaire scatologique ou pornographique. (mais où est la limite d'avec l'érotisme ?). Ou bien on se dessèche dans le vocabulaire physio-anatomique. Ou bien on décolle et s'ennuage dans des images éthérées où un chat devient un papillon et la peau, le ciel. Quoi de plus ardu que de rendre compte d'instants indicibles tels que l'appel du désir, la jouissance personnelle reçue et donnée, ou celle des autres ? De plus ardu qu'une mise en poésie des corps ? Instants complexes, intimes, vécus à la fois sur les franges de l'inconscient et dans la réalité de la chair.

Si j'ai beaucoup écrit sur le couple, j'ai également toujours écrit sur l'érotisme. Mais sans travailler beaucoup de ces textes et en ne les communiquant que peu. Aujourd'hui, je ne privilégie pas les poèmes à thème érotique. Simplement, étant dans une période de vie intense, je travaille les anciens et laissent venir à jour situations et émotions vécues. Les hasards de l'existence sont porteurs de création. Cela me conduit, comme certains peintres, à travailler sur des séries ayant pour base un même thème. Ainsi l'érotisme, ces années-ci.


Quels pouvoirs accordez-vous à la poésie, aujourd'hui ?

La poésie a été coupée du peuple. Ce qui explique en partie l'engouement de la jeunesse pour la chanson. Elle a été coupée du peuple sous la pression de notre société, sous l'influence des modes. Sous prétexte de recherche pseudo-linguistique. On peut discerner aussi un héritage mal compris, mal assimilé du surréalisme, conduisant à des images, à un langage éclatés, non pas sur-réels, mais absurdes souvent.

La poésie remplit son rôle (si tant est qu'elle doive en avoir un et qui serait sans doute simplement d'être, comme une présence invisible mais vitale) quand elle suscite un état émotionnel chez le lecteur, comme (si le poème est réussi) en a été envahi l'auteur. Les décharges d'adrénaline sont des dopings pour vivre plus éveillé. Emotion et passion sont des états de « haute vie ». Ensuite, par cet éveil, elle rend le lecteur plus critique. Regarder le monde, disait Bertold Brecht, avec un œil neuf chaque matin. Donc, discerner les aliénations et les dénoncer. S'en défendre. Quand elle rend compte, enfin, qu'elle est témoignage de notre temps et qu'elle assure la communication entre la société, la nature et les hommes.

La poésie a pouvoir de vie. De nous la faire mieux goûter dans ce qu'elle peut avoir de bon, selon chacun. De nous donner des forces, de nous revitaliser. De nous rendre plus sensibles, plus frémissants, moins étrangers aux beautés comme aux laideurs, aux joies comme aux douleurs du monde et des hommes.


Comment entendez-vous la formule de Saint-John Perse à laquelle vous faites plusieurs fois référence : « C'est assez pour le poète d'être la mauvaise conscience de son temps » ?

Etre « la mauvaise conscience de son temps », c'est ne pas accepter l'horreur, la peur, la bêtise, les aliénations, les violences. C'est contribuer à réveiller les êtres afin qu'ils soient des individus debout, lucides, libres et non une masse de moutons drogués.


Quels sont les poètes, les écrivains qui comptent le plus pour vous, Gabriel Cousin ?

Je suis tenté de faire une cruelle sélection par manque de place. Car je me nourris de bons nombres de poètes. Quant au théâtre, il nous entrainerait trop loin. Pour la poésie, donc, je citerai Rilke (pour l'esprit de la poésie), Whitman (pour la vie, le rapport de la poésie au monde, à l'universel, pour les thèmes), Char (pour la fulgurance des images).


Vous organisez chaque année des stages « d'éveil à la création et à l'écriture poétique et dramatique ». De quelle pédagogie procèdent-ils ?

Si la sensibilité et l'émotion sont les sources de la créativité, les bases de l'imaginaire, le déclic provoquant la pulsion créatrice, il faut donc les retrouver en soi. Il faut les dégager des interdits, des tabous, du béton dans lesquels notre éducation les a enfermés. Il faut les sauver du « péché » par lequel la morale judéo-chrétienne a rendu pervers ce qui est dans la nature humaine. Puis il faut les entrainer pour qu'elles deviennent plus subtiles, plus efficientes, plus inductrices.

Cultiver sa sensibilité et ses émotions, nourrir et faire fructifier son apparei1 passionnel tout en en restant le maître, ouvrir les vannes des pulsions créatrices liées à notre libido, sans perdre pied tout en les cadrant, comme un acteur maîtrise son personnage. Ceci n'est pas contradictoire, mais complémentaire. Et tout ceci passe par le corps. Par les organes, les grandes fonctions : cœur, poumons, sexe, rythme cardiaque, souffle et sensibilité. Par la conscience ou la subconscience du rapport de cet ensemble avec le temps et l'espace. Par « l'ouverture » de son corps à l'autre, aux autres. Le cerveau, avec sa lucidité critique, venant ensuite. C'est à dire l'inverse de nos procédés scolaires. Il est donc évident que le processus pédagogique repartira du corps. C'est là ma démarche.


Vous vous êtes installé depuis quelques années sur une colline du Lauragais. Or les créateurs choisissent rarement leur lieu de vie à la légère. Qu'êtes-vous venu chercher près de Carcassonne, dans cette lumière déjà presque méditerranéenne ?

 Je suis de naissance un homme du Centre : Perche-Touraine. J'ai fui Paris, ses mirages et ses faux-semblants, il y a presque 40 ans, pour passer plus de 30 années à Grenoble. Pour ma (peut-être) dernière étape de lieu à vivre, j'ai choisi le Sud. Je suis très sensibilisé au rapport de force des « Nord » et des « Sud ». Il existe en France.

J'avais envie de vivre dans le sud. Le Lauragais nous a séduits, ma compagne et moi. Sa lumière. Ses collines. Son canal. Sa polyculture. Son calme. Son aération. Et surtout la gentillesse de ses habitants. Et puis, habiter la terre cathare n'est peut-être pas anodin. Ce grand rêve socio-poétique me fascine et ce pays est propice à la méditation.

 

 


 

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11 août 2007 6 11 /08 /août /2007 19:48

Jean Breton ou la poésie pour vivre

 

Le décès de Jean Breton a fait un réel vide dans le paysage poétique. Beaucoup de jeunes poètes, comme moi à l'époque, ont trouvé force en lui, dans son manifeste (signé avec Serge Brindeau en 1964), Poésie pour vivre, le manifeste de l'homme ordinaire, dans ses poèmes, dans son attitude. Force pour résister aux modes, singulièrement appauvrissantes alors, et pour oser une certaine simplicité de la parole, de la sensualité, une poésie de l'émotion réhabilitée.


Jean Breton fut un formidable défenseur de la poésie, notamment comme co-fondateur et animateur de la revue Poésie 1 (ainsi dénommée parce qu'elle ne coûtait qu'un franc à l'époque). Nous lui devons ainsi des coups de pouce, des encouragements, des publications. C'est mon cas. Nous nous sommes parfois croisés, d'autres fois vus plus longtemps comme en 1989, lorsqu'il m'avait présenté (une présentation très fouillée, riche) à la Maison de la poésie à Paris, ce qui nous avait donné l'occasion de dîner ensemble. Il m'envoyait tous ses livres, et nous restions en relation par lettres. Et sa poésie, charnelle, ensoleillée, sans oublier d'être intelligente et critique, me paraît être une des plus assurées dans les voix contemporaines. Mais c'est bien sûr surtout le sentiment d'avoir perdu un ami qui m'a attristé lorsque j'ai appris son décès en septembre 2006 (La revue « Les Hommes sans épaules », qu'il dirigea, lui a consacré son n°22 . 17 €. Librairie-Galerie Racine : 23 rue Racine - 75006 Paris.
lgr@wanadoo.fr)

 

« Poésie pour vivre »

 Poésie pour vivre - Manifeste de l'homme ordinaire est un livre-clef pour comprendre Jean Breton. Il l'a signé avec Serge Brindeau en 1964 mais une réédition fut proposée au début des années quatre-vingt (Le Cherche-Midi, éditeur.). A ce propos, j'écrivais dans La Dépêche le 6 novembre 1983 : « Voici une réédition nécessaire : Poésie pour vivre avait paru en 1964, non sans occasionner quelques polémiques. Il ne s'agissait pas, en effet, d'un "art poétique", mais bien d'un pamphlet. D'un côté, les défenseurs de l'homme ordinaire, ceux qui, comme nos auteurs, parient sur une poésie destinée à tous et proche de chacun, de l'autre, « les gardiens du laboratoire verbal réservé à une élite ».

On sait que le débat n'est pas clos, mais il était probablement plus virulent alors. On en trouvera d'ailleurs des échos dans ce livre qui reprend le manifeste de 1964 en y ajoutant des textes plus récents : Surréalisme et hermétisme, Dictionnaires des poètes, Hier, demain, vivre et le dire...
En 1964, Breton et Brindeau ont engagé un combat qu'ils ont aujourd'hui en partie gagné : ce n'est pas eux que la poésie, depuis vingt ans, semble désavouer... Malgré quelques réserves (critiques hâtives et parfois injustes de certaines œuvres, surtout), il est aisé de mesurer la portée d'un tel livre : les jeunes poètes sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à se réclamer d'une « poésie pour vivre ».

 

« Chair et Soleil », « L'Eté des corps »

Avec Chair et soleil qui obtint le prix Apollinaire en 1961, Jean Breton laisse parler sa fougue, et récidive en 1966 avec L'été des corps (les deux recueils ont été réédités en 1985 au Cherche-Midi éd.), dont Guy Chambellant a pu écrire : « Vingt ans après (il) demeure une des livres les plus paroxystiques de sa génération. Une ampleur d'autant plus rare que l'écriture en est rigoureuse, est tout le contraire du bâclage - danger du lyrique - est peaufinée, presque léchée. »

 

« L'équilibre en flammes »

Un autre recueil important de Jean Breton est L'Equilibre en flammes, paru à Saint-Germaindes-Prés, éd. en 1983. « Un chant et une agression pour casser le chant » : cette citation extraite de L'Equilibre en flammes, pourrait en fait assez bien résumer la poétique de Jean Breton, dont ce recueil, par ailleurs, offre un large aperçu. Commençant par des textes disons « surréalistes », il se poursuit en gagnant en gravité par l'évocation du pays natal, ce « Sud » qui est aussi un continent intérieur, puis par certains textes pathétiques sur la mort pour s'achever enfin sur des réflexions concernant l'art poétique. L'éventail est donc ouvert et Jean Breton se livre à découvert, comme il l'a toujours fait.

« Notre moi campe dans une fissure » : il s'agit d'abord de dire ce vacarme au secret ; une « poésie de l'homme ordinaire », certes, mais quand celui-ci renonce au bien léché pour miser sur la spontanéité, l'authenticité et, finalement, veut « dire notre vérité en dents de scie ». La recherche d'un équilibre qui ne renoncerait jamais à la démarche riche, sensuelle et chaotique du vivant, qui ne renoncerait jamais aux « flammes ».

Les aphorismes sont nombreux dans les textes de Breton, mais c'est d'abord une sensibilité qui s'y lit - « une sensibilité, c'est-à-dire le contraire d'une absence ». La parole (« l'alcool des mots ») est revendiquée ici, fortement, comme instrument de communication et d'échange :  « le poète essaie de battre langue comme certains battraient monnaie ».

 

« Un bruit de fête »

Notes sur la poésie et l'édition, souvenirs personnels et portraits littéraires composent ce livre (Cherche-Midi, 1990) cheminant vers  un « Bruit de fête » : la célébration sensuelle de l'amour qui clôt le volume et lui donne son titre, comme peut-être son sens ultime. « Chair et soleil », toujours, pour ce fou de poésie qui ne goûte les mots que gorgés de sève et cueillis dans les vergers réels. L'essayiste de Poésie pour vivre y a conservé toute sa verve critique et ses convictions, le poète de L'été des corps, sa fougue et son érotisme bouillonnant. Mais l'homme Jean Breton y livre aussi quelques confidences puissant dans les eaux secrètes du « vivier intime ».

 

« La Mémoire, le sable »
Je retrouve un compte rendu de lecture de La Mémoire, le sable (Librairie-Galerie Racine éd.) que je lui avais consacré dans Poésie 1- Vagabondages (n°25) en mars 2001. La voici :

 « Il m'a suffi de te voir pour savoir parler du monde » ou « On s'approche d'une fontaine. Cette voix si fraîche, comment ne pas vouloir s'en couvrir le visage ? » : ainsi s'écrit ce recueil de notations, d'aphorismes, de considérations brèves et parfois proches du poème en prose, voire du haïku, qui constitue, après Un bruit de fête, le deuxième tome du journal de Jean Breton. Comme un journal en effet, il mêle l'éphémère et l'intemporel, sans que l'on puisse d'ailleurs savoir ce qui du sable fera mémoire, tant l'essentiel souvent ne tient qu'au fil apparemment anodin de l'émotion qui passe...

L'auteur de Chair et soleil et de L'Eté des corps, s'y montre toujours aussi attentif à l'amour, fasciné par la femme, convaincu que tout sens procède de la sensualité et que la poésie nous est aussi nécessaire que l'air et l'eau pour exister à hauteur d'homme. Lorsqu'il affirme : « je n'ai eu qu'un moteur - la poésie, valeur inclassable - qui ajoutait un plus à l'homme ordinaire que je refusais de gommer en moi », on se souvient qu'il fut co-auteur d'un essai en forme de manifeste, qui a probablement influencé un grand nombre de poètes contemporains en les persuadant que la poésie du sensible était aussi celle du partage. Et qu'elle était à chercher dans notre ordinaire, à insuffler dans notre quotidien.

Un enthousiasme qui n'exclut évidemment ni la gravité ni la réflexion, un formidable appétit des sensations et des corps, une ivresse renouvelée d'être au monde (« Le vertige se partage comme l'alcool », dit-il) sont le leitmotiv de ce journal qui est comme l'autre versant de son dernier recueil, en forme d'hymne à la jubilation des peaux et des cœurs, et de festin érotique, Nus jusqu'au cœur (La Bartavelle éd.). Il conduit la même quête d'amour solaire, de sens et de fusion avec l'autre, en faisant mentir le vers désespéré de Lucien Becker (« Tu ne peux pas aller plus loin que mon corps ») : il répète que l'amour et l'érotisme, qu'il faut toujours confondre, veulent justement qu'on s'abandonne à ce vertige d'aller plus loin, d'être homme de chair, d'inquiétude et de soif, éperdu de mots et de partage.

Michel Baglin


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15 août 2006 2 15 /08 /août /2006 18:19

Jean Malrieu, libre comme une maison en flammes   


L'œuvre du poète montalbanais Jean Malrieu (1915 - 1976), malgré rééditions (Sud en 2 vol. en 1985) et anthologies (Une ferveur brûlée, par l'Arrière-pays et le Passe-mots en 1995), était devenue introuvable. Les éditions du Cherche-Midi ont comblé cette lacune avec Libre comme une maison en flammes, une édition établie et présentée par Pierre Dhainaut reprenant la quasi intégralité de l'œuvre poétique de l'auteur de Préface à l'amour, qui a fini sa vie à Penne-de Tarn, cette « gorge de montagne » qu'il a aimée et célébrée.



 De Hectares de soleil à Les maisons de feuillages en passant par La Vallée des Rois ou  Le Château cathare, à travers vers libres, poèmes en prose et versets, nous retrouvons dans ce fort volume (512 p.) la voix grave et chaleureuse de celui qui, à l'instar des troubadours, choisit la femme aimée pour intercesseur de sa passion du monde.

 « Je voudrais tant aider à vivre », confiait Jean Malrieu. Son vœu aura très certainement été exaucé car sa poésie est des plus toniques, lui qui conseillait : « Si ta vie s'endort / risque-la ». Et qui proclamait : « Si le bonheur n'est pas au monde nous partirons à sa rencontre / Nous avons pour l'apprivoiser les merveilleux manteaux de l'incendie ».

Malrieu parlait en ami à son lecteur, en homme pour qui « tout est nouveau sous le soleil » : émerveillé et grave pourtant. Grave comme l'amour dont il fut le chantre aux accents parfois éluardiens, fervent parce qu'affamé de réalité autant que de merveilleux, marqué cependant par la douleur, une certaine ascèse, le tragique en filigrane.

Malrieu, c'était un verbe, ample, transparent, tirant de lointaines influences surréalistes ses audaces et de fraternités terriennes sa justesse de fond, une sensibilité où nostalgie et optimisme se mêlent : « Nous parlons des beaux jours sans savoir qu'ils sont parmi nous », disait-il, donnant du même coup la tonalité de son œuvre.

 (« Libre comme une maison en flammes »
Le Cherche Midi éd. 512 pages. 25 euros)

 

Jean Malrieu, une vie

Né le 29 août 1915 à Montauban, décédé en 1976 dans cette même ville, Jean Malrieu a fini ses jours à Penne de Tarn après avoir été longtemps instituteur à Marseille.

Après des études au lycée Ingres de Montauban, et grâce à son ami Georges Herment, il découvre le jazz et la poésie contemporaine. En 1936, il prend position pour le Front populaire et les républicains espagnols. Il épouse Lilette deux ans plus tard. Il est mobilisé en 1939, en Alsace. Il connaît ensuite une succession d'emplois précaires puis devient instituteur à Marseille en 1948. Il adhère au Parti communiste (dont il s'éloigne après l'invasion de la Hongrie) et fonde en 1951 Action Poétique avec Gérald Neveu. En 1970, crée la revue Sud. En 1960, il a acheté une maison à Penne-de-Tarn où il passe toute ses vacances et finit par s'installer. En 1975, il devient le guide du château de Bruniquel (tout proche de Penne). Il meurt à l'hôpital le 24 avril 1976, après avoir été piqué par une tique.

 

 Jean Malrieu, la parole donnée  
par
Pierre Dhainaut et Yvon Le Men

Jean Malrieu avait créé la revue Sud, qui a publié l'intégralité de sa poésie au début des années 80 sous le titre Dans les terres inconnues et quotidiennes, en deux volumes aujourd'hui épuisés. Plus récemment, les éditions gersoises de l'Arrière-Pays (1, rue Bennwihr. 32360 Jegun)  ont édité ses Lettres à Jean Ballard (1992. 32 pages), puis ses Lettres à Jean-Noël Agostini (en 1999. 104 pages. 13 euros) et le même éditeur, en collaboration avec le CRDP Midi-Pyrénées, une anthologie réalisée sous la direction du Passe-mots, sous le titre de Une ferveur brûlée, toujours disponible. 24 Lettres a Henri Heurtebise ont été publiées par Multiples (n°50, 1995).

 Pierre Dhainaut, un des meilleurs spécialistes de Malrieu, et Yvon Le Men qui en fut un fervent admirateur, ont signé, eux, un Malrieu, la parole donnée, aux éditions Parole d'Aube (Le Manoir. 38, rue Jean Sellier. 69520. Grigny).

 Yvon Le Men y rend hommage au poète de Préface à l'amour à travers des lettres et des poèmes, tandis que Dhainaut évoque son compagnonnage avec un des poètes les plus originaux de sa génération, qui sut tirer parti du surréalisme sans renier sa sensualité ni se couper du monde réel. Un témoignage d'une grande sensibilité, qui aide à percevoir de l'intérieur ce que fut l'itinéraire de Malrieu, d'abord marqué par son amitié avec Breton, puis de plus en plus attaché et habité par ses terres cathares. Itinéraire d'un homme qui connut l'engagement aussi bien que l'effacement (Le Plus Pauvre Héritier), d'une écriture qui sut mêler la référence constante à la vie quotidienne, le lyrisme et le fabuleux (Le Château cathare en témoigne, ou encore La Vallées des Rois). D'une poésie pleine d'ombre et cependant solaire.

 « Je voudrais tant aider à vivre » disait Malrieu, et c'est tout le tremblement d'un être vivant et écrivant « entre la tendresse et la foudre », « entre le bonheur et la blessure » que nous offre ce livre. Avec en prime un choix de poèmes de Malrieu et quelques photographies. (144 pages..)

 
M.B.

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