Jean Breton ou la poésie pour vivre
Le décès de Jean Breton a fait un réel vide dans le paysage poétique. Beaucoup de jeunes poètes, comme moi à l'époque, ont trouvé force en lui, dans son manifeste (signé avec Serge Brindeau en 1964), Poésie pour vivre, le manifeste de l'homme ordinaire, dans ses poèmes, dans son attitude. Force pour résister aux modes, singulièrement appauvrissantes alors, et pour oser une certaine simplicité de la parole, de la sensualité, une poésie de l'émotion réhabilitée.
Jean Breton fut un formidable défenseur de la poésie, notamment comme co-fondateur et animateur de la revue Poésie 1 (ainsi dénommée parce qu'elle ne coûtait qu'un franc à l'époque). Nous lui devons ainsi des coups de pouce, des encouragements, des publications. C'est mon cas. Nous nous sommes parfois croisés, d'autres fois vus plus longtemps comme en 1989, lorsqu'il m'avait présenté (une présentation très fouillée, riche) à la Maison de la poésie à Paris, ce qui nous avait donné l'occasion de dîner ensemble. Il m'envoyait tous ses livres, et nous restions en relation par lettres. Et sa poésie, charnelle, ensoleillée, sans oublier d'être intelligente et critique, me paraît être une des plus assurées dans les voix contemporaines. Mais c'est bien sûr surtout le sentiment d'avoir perdu un ami qui m'a attristé lorsque j'ai appris son décès en septembre 2006 (La revue « Les Hommes sans épaules », qu'il dirigea, lui a consacré son n°22 . 17 €. Librairie-Galerie Racine : 23 rue Racine - 75006 Paris. lgr@wanadoo.fr)
« Poésie pour vivre »
Poésie pour vivre - Manifeste de l'homme ordinaire est un livre-clef pour comprendre Jean Breton. Il l'a signé avec Serge Brindeau en 1964 mais une réédition fut proposée au début des années quatre-vingt (Le Cherche-Midi, éditeur.). A ce propos, j'écrivais dans La Dépêche le 6 novembre 1983 : « Voici une réédition nécessaire : Poésie pour vivre avait paru en 1964, non sans occasionner quelques polémiques. Il ne s'agissait pas, en effet, d'un "art poétique", mais bien d'un pamphlet. D'un côté, les défenseurs de l'homme ordinaire, ceux qui, comme nos auteurs, parient sur une poésie destinée à tous et proche de chacun, de l'autre, « les gardiens du laboratoire verbal réservé à une élite ».
On sait que le débat n'est pas clos, mais il était probablement plus virulent alors. On en trouvera d'ailleurs des échos dans ce livre qui reprend le manifeste de 1964 en y ajoutant des textes plus récents : Surréalisme et hermétisme, Dictionnaires des poètes, Hier, demain, vivre et le dire...
En 1964, Breton et Brindeau ont engagé un combat qu'ils ont aujourd'hui en partie gagné : ce n'est pas eux que la poésie, depuis vingt ans, semble désavouer... Malgré quelques réserves (critiques hâtives et parfois injustes de certaines œuvres, surtout), il est aisé de mesurer la portée d'un tel livre : les jeunes poètes sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à se réclamer d'une « poésie pour vivre ».
« Chair et Soleil », « L'Eté des corps »
Avec Chair et soleil qui obtint le prix Apollinaire en 1961, Jean Breton laisse parler sa fougue, et récidive en 1966 avec L'été des corps (les deux recueils ont été réédités en 1985 au Cherche-Midi éd.), dont Guy Chambellant a pu écrire : « Vingt ans après (il) demeure une des livres les plus paroxystiques de sa génération. Une ampleur d'autant plus rare que l'écriture en est rigoureuse, est tout le contraire du bâclage - danger du lyrique - est peaufinée, presque léchée. »
« L'équilibre en flammes »
Un autre recueil important de Jean Breton est L'Equilibre en flammes, paru à Saint-Germaindes-Prés, éd. en 1983. « Un chant et une agression pour casser le chant » : cette citation extraite de L'Equilibre en flammes, pourrait en fait assez bien résumer la poétique de Jean Breton, dont ce recueil, par ailleurs, offre un large aperçu. Commençant par des textes disons « surréalistes », il se poursuit en gagnant en gravité par l'évocation du pays natal, ce « Sud » qui est aussi un continent intérieur, puis par certains textes pathétiques sur la mort pour s'achever enfin sur des réflexions concernant l'art poétique. L'éventail est donc ouvert et Jean Breton se livre à découvert, comme il l'a toujours fait.
« Notre moi campe dans une fissure » : il s'agit d'abord de dire ce vacarme au secret ; une « poésie de l'homme ordinaire », certes, mais quand celui-ci renonce au bien léché pour miser sur la spontanéité, l'authenticité et, finalement, veut « dire notre vérité en dents de scie ». La recherche d'un équilibre qui ne renoncerait jamais à la démarche riche, sensuelle et chaotique du vivant, qui ne renoncerait jamais aux « flammes ».
Les aphorismes sont nombreux dans les textes de Breton, mais c'est d'abord une sensibilité qui s'y lit - « une sensibilité, c'est-à-dire le contraire d'une absence ». La parole (« l'alcool des mots ») est revendiquée ici, fortement, comme instrument de communication et d'échange : « le poète essaie de battre langue comme certains battraient monnaie ».
« Un bruit de fête »
Notes sur la poésie et l'édition, souvenirs personnels et portraits littéraires composent ce livre (Cherche-Midi, 1990) cheminant vers un « Bruit de fête » : la célébration sensuelle de l'amour qui clôt le volume et lui donne son titre, comme peut-être son sens ultime. « Chair et soleil », toujours, pour ce fou de poésie qui ne goûte les mots que gorgés de sève et cueillis dans les vergers réels. L'essayiste de Poésie pour vivre y a conservé toute sa verve critique et ses convictions, le poète de L'été des corps, sa fougue et son érotisme bouillonnant. Mais l'homme Jean Breton y livre aussi quelques confidences puissant dans les eaux secrètes du « vivier intime ».
« La Mémoire, le sable »
Je retrouve un compte rendu de lecture de La Mémoire, le sable (Librairie-Galerie Racine éd.) que je lui avais consacré dans Poésie 1- Vagabondages (n°25) en mars 2001. La voici :
« Il m'a suffi de te voir pour savoir parler du monde » ou « On s'approche d'une fontaine. Cette voix si fraîche, comment ne pas vouloir s'en couvrir le visage ? » : ainsi s'écrit ce recueil de notations, d'aphorismes, de considérations brèves et parfois proches du poème en prose, voire du haïku, qui constitue, après Un bruit de fête, le deuxième tome du journal de Jean Breton. Comme un journal en effet, il mêle l'éphémère et l'intemporel, sans que l'on puisse d'ailleurs savoir ce qui du sable fera mémoire, tant l'essentiel souvent ne tient qu'au fil apparemment anodin de l'émotion qui passe...
L'auteur de Chair et soleil et de L'Eté des corps, s'y montre toujours aussi attentif à l'amour, fasciné par la femme, convaincu que tout sens procède de la sensualité et que la poésie nous est aussi nécessaire que l'air et l'eau pour exister à hauteur d'homme. Lorsqu'il affirme : « je n'ai eu qu'un moteur - la poésie, valeur inclassable - qui ajoutait un plus à l'homme ordinaire que je refusais de gommer en moi », on se souvient qu'il fut co-auteur d'un essai en forme de manifeste, qui a probablement influencé un grand nombre de poètes contemporains en les persuadant que la poésie du sensible était aussi celle du partage. Et qu'elle était à chercher dans notre ordinaire, à insuffler dans notre quotidien.
Un enthousiasme qui n'exclut évidemment ni la gravité ni la réflexion, un formidable appétit des sensations et des corps, une ivresse renouvelée d'être au monde (« Le vertige se partage comme l'alcool », dit-il) sont le leitmotiv de ce journal qui est comme l'autre versant de son dernier recueil, en forme d'hymne à la jubilation des peaux et des cœurs, et de festin érotique, Nus jusqu'au cœur (La Bartavelle éd.). Il conduit la même quête d'amour solaire, de sens et de fusion avec l'autre, en faisant mentir le vers désespéré de Lucien Becker (« Tu ne peux pas aller plus loin que mon corps ») : il répète que l'amour et l'érotisme, qu'il faut toujours confondre, veulent justement qu'on s'abandonne à ce vertige d'aller plus loin, d'être homme de chair, d'inquiétude et de soif, éperdu de mots et de partage.
Michel Baglin